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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
déjà en 11801. Lorsque Luini, fuyant une de ces pestes si fréquentes
à Milan2, arrivait dans leur résidence, les maîtres de la Pelucca ne
pouvaient voir en lui qu’un ouvrier d’art sans importance ; comme
tous les nobles de ce temps, ils aimaient les bonnes peintures, et
la première renommée de Luini lui avait ouvert la villa. Mais une
jeune fille de la maison, née de Guidotto Pelucchi et belle à miracle,
regarda beaucoup plus l’artiste que les peintures; ils s’aimèrent, et
Laura Pelucchi refusa, pour lui demeurer fidèle, un illustre cavalier ;
la famille la jeta dans un couvent, à Lugano3.
Entre temps, Luini, peut-être afin de détourner une passion qui
l’effrayait par sa force et par les dangers évidents, était revenu tra-
vailler à Milan ; il décorait une chapelle de Saint-Georges-au-Palais ;
le curé, jaloux de voir les travaux du peintre, et de montrer sa com-
pétence, montait sur les échafaudages et se répandait en critiques;
un mouvement un peu trop vif du peintre exaspéré faisait perdre
l’équilibre au bonhomme, qui lâchait pied et se tuait sur le parvis4.
Alors, Luini s’enfuyait, revenait dans le cher asile de la villa, se
remettait à son œuvre et à son amour, jusqu’à la crise provoquée
par la morgue de la famille.
J’accepterai cette légende, parce qu’elle ferait comprendre un
fait profondément ohscur. On se demandait jusqu’à présent, après la
moindre réflexion, comment le même peintre, à la meme époque,
avait pu créer les jolies, mais les incomplètes et les moyennes déco-
rations de la Pelucca, puis s’élever d’un coup jusqu’au chef-d’œuvre
le plus pur, avec Sainte Catherine transportée par les anges. La tra-
dition populaire illumine l’obscurité ; les premières fresques
seraient, grâce à ce conte gracieux, attribuées au premier séjour de
Luini. Puis, au retour, plus maître de sa main, mieux en possession
d’une peinture désormais éblouissante ou pénétrante, suivant que le
préfère sa fantaisie, le peintre aurait fait cette image de la sainte
enlevée à travers le ciel. Est-il permis de croire qu’un sentiment
d'amour l’est venu créer plus parfaite ? Cette jeune femme emportée
par les anges, n’est-ellc pas Laura Pelucchi, celle que l’artiste allait
1. Beltrami, op. cit. p. 1, note. M. Beltrami donne une autre version de cette
légende; elle est moins poétique. Cf. aussi : Bcrnardino Laino alla Pelucca presso
Monza. llacconto patrio del secolo X VI°, da H. M., dans II Cronista monzese, lre année,
Naovo almanacco patrio per l'anno 1837, p. 7, 37 (dans l'Archivio civico de Milan).
2. Cesare Cantu, Gr. illustr. del Lomb.-Ven., p. 515.
3. Y. plus bas, dans les pages qui sont consacrées aux fresques de Lugano.
4. Beltrami, Bern. Luini alla Pelucca, p. 1 ; il s’agit de l’ancienne église San
Carpoforo).
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déjà en 11801. Lorsque Luini, fuyant une de ces pestes si fréquentes
à Milan2, arrivait dans leur résidence, les maîtres de la Pelucca ne
pouvaient voir en lui qu’un ouvrier d’art sans importance ; comme
tous les nobles de ce temps, ils aimaient les bonnes peintures, et
la première renommée de Luini lui avait ouvert la villa. Mais une
jeune fille de la maison, née de Guidotto Pelucchi et belle à miracle,
regarda beaucoup plus l’artiste que les peintures; ils s’aimèrent, et
Laura Pelucchi refusa, pour lui demeurer fidèle, un illustre cavalier ;
la famille la jeta dans un couvent, à Lugano3.
Entre temps, Luini, peut-être afin de détourner une passion qui
l’effrayait par sa force et par les dangers évidents, était revenu tra-
vailler à Milan ; il décorait une chapelle de Saint-Georges-au-Palais ;
le curé, jaloux de voir les travaux du peintre, et de montrer sa com-
pétence, montait sur les échafaudages et se répandait en critiques;
un mouvement un peu trop vif du peintre exaspéré faisait perdre
l’équilibre au bonhomme, qui lâchait pied et se tuait sur le parvis4.
Alors, Luini s’enfuyait, revenait dans le cher asile de la villa, se
remettait à son œuvre et à son amour, jusqu’à la crise provoquée
par la morgue de la famille.
J’accepterai cette légende, parce qu’elle ferait comprendre un
fait profondément ohscur. On se demandait jusqu’à présent, après la
moindre réflexion, comment le même peintre, à la meme époque,
avait pu créer les jolies, mais les incomplètes et les moyennes déco-
rations de la Pelucca, puis s’élever d’un coup jusqu’au chef-d’œuvre
le plus pur, avec Sainte Catherine transportée par les anges. La tra-
dition populaire illumine l’obscurité ; les premières fresques
seraient, grâce à ce conte gracieux, attribuées au premier séjour de
Luini. Puis, au retour, plus maître de sa main, mieux en possession
d’une peinture désormais éblouissante ou pénétrante, suivant que le
préfère sa fantaisie, le peintre aurait fait cette image de la sainte
enlevée à travers le ciel. Est-il permis de croire qu’un sentiment
d'amour l’est venu créer plus parfaite ? Cette jeune femme emportée
par les anges, n’est-ellc pas Laura Pelucchi, celle que l’artiste allait
1. Beltrami, op. cit. p. 1, note. M. Beltrami donne une autre version de cette
légende; elle est moins poétique. Cf. aussi : Bcrnardino Laino alla Pelucca presso
Monza. llacconto patrio del secolo X VI°, da H. M., dans II Cronista monzese, lre année,
Naovo almanacco patrio per l'anno 1837, p. 7, 37 (dans l'Archivio civico de Milan).
2. Cesare Cantu, Gr. illustr. del Lomb.-Ven., p. 515.
3. Y. plus bas, dans les pages qui sont consacrées aux fresques de Lugano.
4. Beltrami, Bern. Luini alla Pelucca, p. 1 ; il s’agit de l’ancienne église San
Carpoforo).