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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
voilà tout. Sans nul artifice, cela est assez bien peint pour contenter
pleinement, non seulement les yeux, mais l’esprit. 11 y a de la
certitude dans cette manière de pousser la peinture jusqu’au rendu
total de la réalité, et cela donne comme le contact bienfaisant
d’une volonté ferme. Le seul reproche qu’on pourrait faire à ce beau
morceau est justement que le relief en est excessif, l’importance
des accessoires un peu surfaite, bref que le sujet n’est pas assez
enveloppé dans l’atmosphère.
L’atmosphère ! c’est là la plus grande finesse dans la peinture
d’intérieurs. Qui Je croirait à première vue? L’humble dieu Lare
n’est pas une divinité de l’espace ; le plafond bas du cellier, l’étroi-
tesse d’un lieu clos, voilà son domaine. Mais là justement où le
lointain n’existe pas, où la dégradation des tons ne peut marquer
les plans, il faut, par une perspective sûre, puis par un éclairage
délicatement distribué, placer la composition dans l’espace. Tel de
nos artistes, bien doué d’ailleurs, manque de ce tact nécessaire.
IL Hugues de Beaumont, par exemple, a de rares qualités de peintre,
il manie les blancs et certains rouges rompus avec une finesse qui
fait penser à Whistler, mais dans sa Chambre de malade on étouffe
comme dans une armoire. Même remarque sur le tableau de M. Cro-
chepierre : une vieille, en clignant de l’œil, enfile une aiguille; la
peinture est juste de ton et savoureuse ; les accessoires sont d’un
rendu amusant ; tout cela ne baigne pas dans l’air.
Au contraire, un coin d’appartement d’une mise en place irré-
prochable et où l’air circule, -— même en l’absence de tout être
vivant, même sans aucun effet de lumière singulier, — peut faire
un tableau délicieux. Un peintre américain, M. Walter Gay, le prouve
cette année, non pas une, mais dix fois. Que voyez-vous? Un salon
carrelé, une console de forme ancienne dont la tablette est de marbre
rouge, surmontée d’une glace en deux morceaux, à la façon du
siècle dernier ; une fenêtre à rideaux de mousseline, avec une
échappée de vue sur un jardin, par où le jour entre ; quoi encore ?
— rien. Ici, une porte ouverte, par où s’aperçoit le bout d’une table
servie, avec la nappe blanche et les vaisselles blanches; ailleurs,
un escalier orné d’une haute horloge dans sa gaine et de petits
cadres accrochés au mur, etc. Rien de remarquable dans ces inté-
rieurs ; tous sont petits, propres et modestes. Mais le détail en est
traité avec un tel respect, la vacuité en est si bien remplie d’air
respirable, la familiarité en est si intime que tout y paraît vivant ;
les habitants ont laissé sur les choses un peu de leur souffle, la
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voilà tout. Sans nul artifice, cela est assez bien peint pour contenter
pleinement, non seulement les yeux, mais l’esprit. 11 y a de la
certitude dans cette manière de pousser la peinture jusqu’au rendu
total de la réalité, et cela donne comme le contact bienfaisant
d’une volonté ferme. Le seul reproche qu’on pourrait faire à ce beau
morceau est justement que le relief en est excessif, l’importance
des accessoires un peu surfaite, bref que le sujet n’est pas assez
enveloppé dans l’atmosphère.
L’atmosphère ! c’est là la plus grande finesse dans la peinture
d’intérieurs. Qui Je croirait à première vue? L’humble dieu Lare
n’est pas une divinité de l’espace ; le plafond bas du cellier, l’étroi-
tesse d’un lieu clos, voilà son domaine. Mais là justement où le
lointain n’existe pas, où la dégradation des tons ne peut marquer
les plans, il faut, par une perspective sûre, puis par un éclairage
délicatement distribué, placer la composition dans l’espace. Tel de
nos artistes, bien doué d’ailleurs, manque de ce tact nécessaire.
IL Hugues de Beaumont, par exemple, a de rares qualités de peintre,
il manie les blancs et certains rouges rompus avec une finesse qui
fait penser à Whistler, mais dans sa Chambre de malade on étouffe
comme dans une armoire. Même remarque sur le tableau de M. Cro-
chepierre : une vieille, en clignant de l’œil, enfile une aiguille; la
peinture est juste de ton et savoureuse ; les accessoires sont d’un
rendu amusant ; tout cela ne baigne pas dans l’air.
Au contraire, un coin d’appartement d’une mise en place irré-
prochable et où l’air circule, -— même en l’absence de tout être
vivant, même sans aucun effet de lumière singulier, — peut faire
un tableau délicieux. Un peintre américain, M. Walter Gay, le prouve
cette année, non pas une, mais dix fois. Que voyez-vous? Un salon
carrelé, une console de forme ancienne dont la tablette est de marbre
rouge, surmontée d’une glace en deux morceaux, à la façon du
siècle dernier ; une fenêtre à rideaux de mousseline, avec une
échappée de vue sur un jardin, par où le jour entre ; quoi encore ?
— rien. Ici, une porte ouverte, par où s’aperçoit le bout d’une table
servie, avec la nappe blanche et les vaisselles blanches; ailleurs,
un escalier orné d’une haute horloge dans sa gaine et de petits
cadres accrochés au mur, etc. Rien de remarquable dans ces inté-
rieurs ; tous sont petits, propres et modestes. Mais le détail en est
traité avec un tel respect, la vacuité en est si bien remplie d’air
respirable, la familiarité en est si intime que tout y paraît vivant ;
les habitants ont laissé sur les choses un peu de leur souffle, la