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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
éparses sur les dalles, détachées d’une couronne. Mais le plus tou-
chant, là encore, ce sont les pierres : je garde imprimée dans l’esprit
une base de colonne gothique, avec la plinthe, la griffe et le tore,
admirablement dessinée et peinte, patinée en roux par le temps,
éraflée, ébréchée même un peu par bien des heurts maladroits, et
qui semble se souvenir. On dirait que M. Sabatié a pris sur
nature, avec un fervent scrupule, tout le décor do ses tableaux, et
que seulement ensuite, d’imagination, il y a logé des personnages,
pour renforcer l’effet, ou simplement pour meubler.
D’autres artistes, au contraire, conçoivent d’abord la figure
humaine, et ne s’attachent aux intérieurs que pour l’encadrer, la
situer, la baigner de son atmosphère familière. Par exemple,
M. Armand Berton étudie sur de jeunes femmes nues, diversement
posées, les jours tamisés et les pénombres enveloppantes ; il le fait
dans un sentiment voluptueux, à la Fragonard, mais dans une
gamme éteinte, fort moderne, de gris, rose et argent. M. Henry
Lerollc a rendu avec véracité une convalescente, vêtue de ronge,
assise de profil, qui brode silencieusement. M. Ratfaëlli a été curieux
de noter l’effet d’une jeune fille en longue chemise de nuit blanche,
appuyée contre un lit blanc et tenant une botte de bleuets, seule
note colorée et crue, au milieu de tant de blancheurs; l’effet est
neuf... Mais il faut mentionnera part M. Tournes, interprète exquis
des harmonies de la chambre close, de ses pénombres, de ses lueurs
flottantes, de sa tiédeur de nid. Il y observe les femmes à leur
toilette, les meubles, les fleurs, les moindres objets. Le chef-d’œuvre
de son exposition est une toute petite toile : La Malade. Dans un lit,
cette malade est étendue, le drap ramené sous le menton ; son visage
seulement se devine, caché par le bol qu’elle appuie à ses lèvres,
de sa main diaphane où reluit un anneau d’or. L’émail blanc du bol
miroitant sous un rayon, les blancs assourdis desdrapsetdc l’oreiller,
l’ivoire de la main pâle, font ensemble une harmonie presque mono-
chrome. On sent ici cette quiétude caressante, que l’amour prend
soin d’entretenir autour d’une existence fragile. Ce petit tableau,
peint par un ferme ouvrier, fut conçu et senti par un cœur presque
maternel.
Les natures mortes, les fleurs s’imbibent aussi du sentiment
tendre que recèle l’atmosphère ombreuse d’une chambre où l’on
vit, où l’on médite. Vues dans cette atmosphère, elles s’humanisent;
c’est le mérite singulier des natures mortes de M. Zakarian ; dans un
jambon, des pastèques, des pêches, je sens de l'intimité, Mllc Lisbeth
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éparses sur les dalles, détachées d’une couronne. Mais le plus tou-
chant, là encore, ce sont les pierres : je garde imprimée dans l’esprit
une base de colonne gothique, avec la plinthe, la griffe et le tore,
admirablement dessinée et peinte, patinée en roux par le temps,
éraflée, ébréchée même un peu par bien des heurts maladroits, et
qui semble se souvenir. On dirait que M. Sabatié a pris sur
nature, avec un fervent scrupule, tout le décor do ses tableaux, et
que seulement ensuite, d’imagination, il y a logé des personnages,
pour renforcer l’effet, ou simplement pour meubler.
D’autres artistes, au contraire, conçoivent d’abord la figure
humaine, et ne s’attachent aux intérieurs que pour l’encadrer, la
situer, la baigner de son atmosphère familière. Par exemple,
M. Armand Berton étudie sur de jeunes femmes nues, diversement
posées, les jours tamisés et les pénombres enveloppantes ; il le fait
dans un sentiment voluptueux, à la Fragonard, mais dans une
gamme éteinte, fort moderne, de gris, rose et argent. M. Henry
Lerollc a rendu avec véracité une convalescente, vêtue de ronge,
assise de profil, qui brode silencieusement. M. Ratfaëlli a été curieux
de noter l’effet d’une jeune fille en longue chemise de nuit blanche,
appuyée contre un lit blanc et tenant une botte de bleuets, seule
note colorée et crue, au milieu de tant de blancheurs; l’effet est
neuf... Mais il faut mentionnera part M. Tournes, interprète exquis
des harmonies de la chambre close, de ses pénombres, de ses lueurs
flottantes, de sa tiédeur de nid. Il y observe les femmes à leur
toilette, les meubles, les fleurs, les moindres objets. Le chef-d’œuvre
de son exposition est une toute petite toile : La Malade. Dans un lit,
cette malade est étendue, le drap ramené sous le menton ; son visage
seulement se devine, caché par le bol qu’elle appuie à ses lèvres,
de sa main diaphane où reluit un anneau d’or. L’émail blanc du bol
miroitant sous un rayon, les blancs assourdis desdrapsetdc l’oreiller,
l’ivoire de la main pâle, font ensemble une harmonie presque mono-
chrome. On sent ici cette quiétude caressante, que l’amour prend
soin d’entretenir autour d’une existence fragile. Ce petit tableau,
peint par un ferme ouvrier, fut conçu et senti par un cœur presque
maternel.
Les natures mortes, les fleurs s’imbibent aussi du sentiment
tendre que recèle l’atmosphère ombreuse d’une chambre où l’on
vit, où l’on médite. Vues dans cette atmosphère, elles s’humanisent;
c’est le mérite singulier des natures mortes de M. Zakarian ; dans un
jambon, des pastèques, des pêches, je sens de l'intimité, Mllc Lisbeth