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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
de M. Le Noir s’amusant à faire des châteaux de cartes h Le même
collectionneur possède aussi un très bel original des Bouteilles de
savon, dont l’exécution est empreinte des plus rares qualités du
maître. Les frères de Goncourt connaissaient une autre variante
dans la collection de M. Laperlier; ils la disent reconnaissable à
des empâtements qui dépassent quelque peu les rugosités dont se
plaignait Diderot, et la tiennent pour de date plus ancienne, en
raison, il est vrai, de rcffort qu’ils prétendent découvrir dans toutes
les œuvres de Chardin qui ne sont pas de petite dimension ; enfin,
ils rapprochent de cette variante, comme étant d’un caractère ana-
logue, l’étude d'une Petite fille à la fanchon blanche qui se trouvait
jadis dans la collection de M. Guilmard. Ces deux tableaux, disent
les auteurs de L’Art au XVIIIe siècle2, sont du genre de ceux que
peignait Chardin avant d’être en pleine possession de ses moyens;
mais ils rejettent l’histoire rapportée par Mariette et par Idaillet de
Couronne pour le motif qu’il existe un tableau, représentant une
Dame cachetant une lettre, dont la gravure porte la preuve que
Chardin le peignit en 1732 3.
Jusqu'ici, tout va bien. La date à laquelle Chardin commença à
peindre la figure est, de la sorte, heureusement reculée d’une demi-
douzaine d’années au moins. Par malheur, les deux brillants écri-
vains, ayant sous les yeux une esquisse du même sujet, alors dans la
collection de M. Peltier, entreprennent de décrire l’amoureuse élé-
gance de la Dame cachetant une lettre et suggèrent ingénieusement
que Chardin, avant d’aborder sa « veine bourgeoise », consacra son
pinceau à des œuvres d’un caractère nettement différent. Or, rien
n’est moins certain !
Je suis profondément sensible à tout ce que nous devons à
l’ardeur et au zèle des Goncourt : ils ont réuni, pour la première
fois, une inappréciable masse d’informations concernant la vie et
l’œuvre de Chardin ; mais ils me semblent, en ce cas-ci, un peu trop
prompts à l’hypothèse, un peu trop sans façon devant les faits.
S’étant avancés jusque-là, il leur paraît désormais nécessaire de
déterminer le moment où Chardin aurait pris pied sur son vrai
domaine. Dans ce dessein, ils s’arrêtent au tableau de La Fontaine,
d. Lenoir est le négociant qui assista au second mariage de Chardin, en
qualité de témoin de la fiancée.
2. L'Art au xvuIe siècle, t. I, p. 75.
3. Gravé par Fessard et par Eilers pour le Jahrbuch der Kœniglich-prenssischen
Kunstsammlungen, 1883.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
de M. Le Noir s’amusant à faire des châteaux de cartes h Le même
collectionneur possède aussi un très bel original des Bouteilles de
savon, dont l’exécution est empreinte des plus rares qualités du
maître. Les frères de Goncourt connaissaient une autre variante
dans la collection de M. Laperlier; ils la disent reconnaissable à
des empâtements qui dépassent quelque peu les rugosités dont se
plaignait Diderot, et la tiennent pour de date plus ancienne, en
raison, il est vrai, de rcffort qu’ils prétendent découvrir dans toutes
les œuvres de Chardin qui ne sont pas de petite dimension ; enfin,
ils rapprochent de cette variante, comme étant d’un caractère ana-
logue, l’étude d'une Petite fille à la fanchon blanche qui se trouvait
jadis dans la collection de M. Guilmard. Ces deux tableaux, disent
les auteurs de L’Art au XVIIIe siècle2, sont du genre de ceux que
peignait Chardin avant d’être en pleine possession de ses moyens;
mais ils rejettent l’histoire rapportée par Mariette et par Idaillet de
Couronne pour le motif qu’il existe un tableau, représentant une
Dame cachetant une lettre, dont la gravure porte la preuve que
Chardin le peignit en 1732 3.
Jusqu'ici, tout va bien. La date à laquelle Chardin commença à
peindre la figure est, de la sorte, heureusement reculée d’une demi-
douzaine d’années au moins. Par malheur, les deux brillants écri-
vains, ayant sous les yeux une esquisse du même sujet, alors dans la
collection de M. Peltier, entreprennent de décrire l’amoureuse élé-
gance de la Dame cachetant une lettre et suggèrent ingénieusement
que Chardin, avant d’aborder sa « veine bourgeoise », consacra son
pinceau à des œuvres d’un caractère nettement différent. Or, rien
n’est moins certain !
Je suis profondément sensible à tout ce que nous devons à
l’ardeur et au zèle des Goncourt : ils ont réuni, pour la première
fois, une inappréciable masse d’informations concernant la vie et
l’œuvre de Chardin ; mais ils me semblent, en ce cas-ci, un peu trop
prompts à l’hypothèse, un peu trop sans façon devant les faits.
S’étant avancés jusque-là, il leur paraît désormais nécessaire de
déterminer le moment où Chardin aurait pris pied sur son vrai
domaine. Dans ce dessein, ils s’arrêtent au tableau de La Fontaine,
d. Lenoir est le négociant qui assista au second mariage de Chardin, en
qualité de témoin de la fiancée.
2. L'Art au xvuIe siècle, t. I, p. 75.
3. Gravé par Fessard et par Eilers pour le Jahrbuch der Kœniglich-prenssischen
Kunstsammlungen, 1883.