GUSTAVE MOREAU
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chacune des misérables larves, symbole repoussant de son indi-
gnité ; chacune a près de soi sa chimère, son démon auquel elle
obéit ; et ce démon rampe et vole, s’infléchit, se fait caressant et
persuasif, sans que l’être aveuglé découvre la bestialité du succube
et son abomination.
Puis, on discerne d’autres objets : au faîte de ce promon-
toire , bien haut au-dessus de cette morne et silencieuse bac-
chanale, un peuple pieux paraît adorer le symbole chrétien. Enfin,
par une trouée du roc, on aperçoit un fleuve, des clochers, une
ville...
On ne saurait s’empêcher de songer, devant ce pandæmonium, à
la disposition de ces Paradis, de ces « Montagnes de vie » que les pein-
tres flamands ont encombrés de groupes bienheureux, et plus d’un
détail, la ville, par exemple, ressort de l’art des miniaturistes (le
moyen âge était entré dans les préoccupations de Moreau sous des
formes diverses). Mais ce qui nous importe devant une œuvre si
composite,c’est surtout de saisir lapensée directrice. Voici comment
nous croyons pouvoir la développer, sans craindre d’en fausser gra-
vement l’intention.
Il s’agit ici d’une sorte de Décaméron satanique — ainsi du
moins l'intitulait le peintre. — Cette île des Rêves emprisonne toutes
les formes de la passion, du désir, de la fantaisie chez la Femme,
être inconscient dans ses moelles, follement épris du mal et séduit
par l’inconnu. Rêves enfantins, rêves des sens, rêves monstrueux,
rêves mélancoliques, rêves transportant l’esprit dans le vague des
espaces, ce seront toujours les sept péchés capitaux proposant leur
damnation aux créatures innocentes et subjuguant les coupables.
Les théories des reines maudites quittent à regret le serpent tenta-
teur ; l’aberration de leurs compagnes attend, sur le bord des che-
mins, le passage du bouc de luxure ou les jette sur la croupe d'une
Chimère, d’où elles retombent éperdues de vertige et d’horreur.
Certaines demeurent isolées, absorbées dans leur vice morose,
l’envie, l’orgueil ; et les Chimères seront les Protées du mal originel.
— Au loin, la cité morte, dont les clochetons, les aiguilles se décou-
pent sur un ciel attristé, près d’eaux sans couleur et stagnantes, ce
sera l’habitat des vies discrètes, timides, aux joies restreintes, la cité
des créatures simples, que leur candeur préserve des égarements
de l’imagination. — Mais, sur les derniers étages de la montagne,
des figures se hâtent péniblement Vers la cime, lassées et meur-
tries : peut-être parviendront-elles à s’élever assez pour ne plus voir
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chacune des misérables larves, symbole repoussant de son indi-
gnité ; chacune a près de soi sa chimère, son démon auquel elle
obéit ; et ce démon rampe et vole, s’infléchit, se fait caressant et
persuasif, sans que l’être aveuglé découvre la bestialité du succube
et son abomination.
Puis, on discerne d’autres objets : au faîte de ce promon-
toire , bien haut au-dessus de cette morne et silencieuse bac-
chanale, un peuple pieux paraît adorer le symbole chrétien. Enfin,
par une trouée du roc, on aperçoit un fleuve, des clochers, une
ville...
On ne saurait s’empêcher de songer, devant ce pandæmonium, à
la disposition de ces Paradis, de ces « Montagnes de vie » que les pein-
tres flamands ont encombrés de groupes bienheureux, et plus d’un
détail, la ville, par exemple, ressort de l’art des miniaturistes (le
moyen âge était entré dans les préoccupations de Moreau sous des
formes diverses). Mais ce qui nous importe devant une œuvre si
composite,c’est surtout de saisir lapensée directrice. Voici comment
nous croyons pouvoir la développer, sans craindre d’en fausser gra-
vement l’intention.
Il s’agit ici d’une sorte de Décaméron satanique — ainsi du
moins l'intitulait le peintre. — Cette île des Rêves emprisonne toutes
les formes de la passion, du désir, de la fantaisie chez la Femme,
être inconscient dans ses moelles, follement épris du mal et séduit
par l’inconnu. Rêves enfantins, rêves des sens, rêves monstrueux,
rêves mélancoliques, rêves transportant l’esprit dans le vague des
espaces, ce seront toujours les sept péchés capitaux proposant leur
damnation aux créatures innocentes et subjuguant les coupables.
Les théories des reines maudites quittent à regret le serpent tenta-
teur ; l’aberration de leurs compagnes attend, sur le bord des che-
mins, le passage du bouc de luxure ou les jette sur la croupe d'une
Chimère, d’où elles retombent éperdues de vertige et d’horreur.
Certaines demeurent isolées, absorbées dans leur vice morose,
l’envie, l’orgueil ; et les Chimères seront les Protées du mal originel.
— Au loin, la cité morte, dont les clochetons, les aiguilles se décou-
pent sur un ciel attristé, près d’eaux sans couleur et stagnantes, ce
sera l’habitat des vies discrètes, timides, aux joies restreintes, la cité
des créatures simples, que leur candeur préserve des égarements
de l’imagination. — Mais, sur les derniers étages de la montagne,
des figures se hâtent péniblement Vers la cime, lassées et meur-
tries : peut-être parviendront-elles à s’élever assez pour ne plus voir