148
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
On compte là un nombre considérable de croquis, les uns plus ou
moins vagues, les autres plus ou moins précis, depuis le schéma
obscur, sorte de sténographie, dont l’artiste est souvent seul à avoir
la clef, jusqu’au dessin, poussé presque à l’effet, qui suggère déjà
l’œuvre future. Ce sont des rêves, des divagations du crayon ou des
notes inquiètes qui trahissent les véritables préoccupations de
l’artiste; ce sont aussi des copies de tableaux ou d’antiques, et le
style de tout cela se mêle à un tel point qu’on a peine à distinguer ce
qui est simplement copie ou tracé original.
Dans ce petit monde vivant, grouillant, animé, et parfois même
mouvementé, l’homme est rare ; on ne rencontre guère que la femme :
la femme toujours nue, jetée dans toutes les attitudes du corps,
mais principalement dans celles qui indiquent le repos. Les unes
sont couchées, la chevelure au vent comme des bacchantes, les
autres sont agenouillées comme des Madeleines; d’autres, debout
comme des Vénus, glorieuses de leur nudité pleine et ferme, dont le
modelé voluptueux est indiqué par de brèves et chaudes hachures;
d’autres sont surprises dans le sommeil comme des Antiopes. Il y
en a d’assises, d’allongées; il y en a qui s’éveillent, qui se baignent;
d’autres qui se peignent ou qui s’essuient. Il y en a tant que le
peintre semble s’en être amusé lui-même, qu’il y ajoute quelques
plaisanteries, comme cette jeune femme étendue, les bras ouverts,
les jambes écartées, avec un chien assis sur son derrière, la queue
en trompette, près de sa tête, un autre chien s’avançant entre ses
pieds pour la renifler.
Dans cette population pullulante vous n’aurez pas de peine à
reconnaître les nymphes, les naïades et les Madeleines à venir. La
Biblis y est au berceau. Quant au type primordial de l'Idylle, il y
est caractérisé dans tous ses avatars.
L’un des albums, en effet, contient sur ce sujet une dizaine de
croquis; le second, celui où l’idée est le mieux déterminée, une
vingtaine. Dans l’un la composition roule constamment sur ce thème
favori de deux personnages opposés des deux côtés d’une sorte de
vasque carrée, sous des ombrages; nous y reconnaissons l’influence
manifeste de Y Allégorie de l'Amour de Titien, comme nous l’avions
précédemment annoncé. Dans l’autre, il n’y a pas de vasque, mais
deux personnages d’un concert champêtre qui évoque celui de
Giorgione.
Henner tourne donc et retourne ces deux aspects — avant de les
confondre plus tard — d’une manière qui atteste son souci de
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
On compte là un nombre considérable de croquis, les uns plus ou
moins vagues, les autres plus ou moins précis, depuis le schéma
obscur, sorte de sténographie, dont l’artiste est souvent seul à avoir
la clef, jusqu’au dessin, poussé presque à l’effet, qui suggère déjà
l’œuvre future. Ce sont des rêves, des divagations du crayon ou des
notes inquiètes qui trahissent les véritables préoccupations de
l’artiste; ce sont aussi des copies de tableaux ou d’antiques, et le
style de tout cela se mêle à un tel point qu’on a peine à distinguer ce
qui est simplement copie ou tracé original.
Dans ce petit monde vivant, grouillant, animé, et parfois même
mouvementé, l’homme est rare ; on ne rencontre guère que la femme :
la femme toujours nue, jetée dans toutes les attitudes du corps,
mais principalement dans celles qui indiquent le repos. Les unes
sont couchées, la chevelure au vent comme des bacchantes, les
autres sont agenouillées comme des Madeleines; d’autres, debout
comme des Vénus, glorieuses de leur nudité pleine et ferme, dont le
modelé voluptueux est indiqué par de brèves et chaudes hachures;
d’autres sont surprises dans le sommeil comme des Antiopes. Il y
en a d’assises, d’allongées; il y en a qui s’éveillent, qui se baignent;
d’autres qui se peignent ou qui s’essuient. Il y en a tant que le
peintre semble s’en être amusé lui-même, qu’il y ajoute quelques
plaisanteries, comme cette jeune femme étendue, les bras ouverts,
les jambes écartées, avec un chien assis sur son derrière, la queue
en trompette, près de sa tête, un autre chien s’avançant entre ses
pieds pour la renifler.
Dans cette population pullulante vous n’aurez pas de peine à
reconnaître les nymphes, les naïades et les Madeleines à venir. La
Biblis y est au berceau. Quant au type primordial de l'Idylle, il y
est caractérisé dans tous ses avatars.
L’un des albums, en effet, contient sur ce sujet une dizaine de
croquis; le second, celui où l’idée est le mieux déterminée, une
vingtaine. Dans l’un la composition roule constamment sur ce thème
favori de deux personnages opposés des deux côtés d’une sorte de
vasque carrée, sous des ombrages; nous y reconnaissons l’influence
manifeste de Y Allégorie de l'Amour de Titien, comme nous l’avions
précédemment annoncé. Dans l’autre, il n’y a pas de vasque, mais
deux personnages d’un concert champêtre qui évoque celui de
Giorgione.
Henner tourne donc et retourne ces deux aspects — avant de les
confondre plus tard — d’une manière qui atteste son souci de