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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
lui-même. La plus complète est peut-être celle qui est datée de
18721. Une autre, un peu antérieure, donnée par le marquis de
Piennes au musée de Valenciennes en 1903, est un morceau vigou-
reux, où le visage coloré se modèle en pleine pâte, où les rouges
de la veste et ceux du fond se juxtaposent en accords riches et pleins.
Mais la plus émouvante, et non la moins belle, est celle que l’artiste
exécuta dans l’automne de 1874, un an avant sa mort, et qui est
probablement une de ses dernières peintures2. Ce masque ravagé,
ces joues creuses aux pommettes saillantes, ces yeux clignés, dont le
regard reste aigu sous le front puissant que couronnent les mèches
grises des cheveux, évoquent pathétiquement les souffrances de la
maladie qui minait depuis plus d’un an déjà, et qui allait bientôt
terrasser, à l’âge de quarante-huit ans, le grand artiste si passionné-
ment épris de la vie3. Une Etude de jeune femme, qui est traitée
1. Reproduite dans le Carpeaux de M. Léon Riotor (p. 193), qui la donne
comme appartenant à Mmc Carpeaux. Ayant visité l’atelier du boulevard Exelmans
un an avant la mort de Mme Carpeaux et y étant retourné depuis cette mort, je
n’y ai pas vu ce portrait.
2. Elle appartient à Mme Clément-Carpeaux. Une autre toile, où la tradition
de la famille veut voir un portrait de Carpeaux par lui-même, a été donnée au
Louvre, après la mort de Mmc Carpeaux, par sa fille. Quoique le caracLère icono-
graphique en soit assez différent des effigies du maître qui viennent d’être énu-
mérées, on peut, pour ne pas contester la tradition, la considérer comme une
étude de fantaisie où, tout en se prenant lui-même comme modèle, Carpeaux se
serait plu à se travestir en portrait vénitien.
3. Une lettre adressée par Carpeaux au marquis de Piennes, quelques mois
auparavant, est le douloureux commentaire de ce portrait. L’écriture, tremblée,
saccadée, est aussi émouvante que les phrases du texte, tour à tour brèves
comme des cris ou confuses comme des gémissements. Le revers porte un dessin
à la plume, où le pauvre malade a voulu sans doute se représenter dans ce corps
exsangue, semblable à un Christ descendu de la Croix, que soutiennent les méde-
cins et les amis affligés. M. de Piennes, ayant trouvé cette lettre inédite dans ses
papiers, l’a récemment (31 juillet 1906) jointe aux précieux documents donnés
par lui au musée de Valenciennes. M. Jules Pillion, conservateur du musée, a
libéralement autorisé la Gazette à la publier :
« Cher ami,
«3 b. du matin,
25 mai 1874.
« J’ai tant souffert depuis que vous m’avez assisté dans les douloureux effets de
la sonde, que je ne croyais plus vous revoir. Je suis resté sans connaissance dans
le bain pendant une heure. Après cela, j’ai été pris d’un tremblement nerveux tel
que la baignoire tremblait avec moi. Les dents se heurtaient avec violence. Enfin
on me retira du bain avec une attaque nerveuse qui ébranlait mon être avec une
telle violence que le cerveau en eut une dangereuse atteinte. Depuis ce jour-là,
je n’ai plus d’espoir. Je vois s’approcher le terme de mes forces. M. Demagniez (?)
veut recommencer mardi après-demain les cautérisations. Mais en vérité, je ne
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lui-même. La plus complète est peut-être celle qui est datée de
18721. Une autre, un peu antérieure, donnée par le marquis de
Piennes au musée de Valenciennes en 1903, est un morceau vigou-
reux, où le visage coloré se modèle en pleine pâte, où les rouges
de la veste et ceux du fond se juxtaposent en accords riches et pleins.
Mais la plus émouvante, et non la moins belle, est celle que l’artiste
exécuta dans l’automne de 1874, un an avant sa mort, et qui est
probablement une de ses dernières peintures2. Ce masque ravagé,
ces joues creuses aux pommettes saillantes, ces yeux clignés, dont le
regard reste aigu sous le front puissant que couronnent les mèches
grises des cheveux, évoquent pathétiquement les souffrances de la
maladie qui minait depuis plus d’un an déjà, et qui allait bientôt
terrasser, à l’âge de quarante-huit ans, le grand artiste si passionné-
ment épris de la vie3. Une Etude de jeune femme, qui est traitée
1. Reproduite dans le Carpeaux de M. Léon Riotor (p. 193), qui la donne
comme appartenant à Mmc Carpeaux. Ayant visité l’atelier du boulevard Exelmans
un an avant la mort de Mme Carpeaux et y étant retourné depuis cette mort, je
n’y ai pas vu ce portrait.
2. Elle appartient à Mme Clément-Carpeaux. Une autre toile, où la tradition
de la famille veut voir un portrait de Carpeaux par lui-même, a été donnée au
Louvre, après la mort de Mmc Carpeaux, par sa fille. Quoique le caracLère icono-
graphique en soit assez différent des effigies du maître qui viennent d’être énu-
mérées, on peut, pour ne pas contester la tradition, la considérer comme une
étude de fantaisie où, tout en se prenant lui-même comme modèle, Carpeaux se
serait plu à se travestir en portrait vénitien.
3. Une lettre adressée par Carpeaux au marquis de Piennes, quelques mois
auparavant, est le douloureux commentaire de ce portrait. L’écriture, tremblée,
saccadée, est aussi émouvante que les phrases du texte, tour à tour brèves
comme des cris ou confuses comme des gémissements. Le revers porte un dessin
à la plume, où le pauvre malade a voulu sans doute se représenter dans ce corps
exsangue, semblable à un Christ descendu de la Croix, que soutiennent les méde-
cins et les amis affligés. M. de Piennes, ayant trouvé cette lettre inédite dans ses
papiers, l’a récemment (31 juillet 1906) jointe aux précieux documents donnés
par lui au musée de Valenciennes. M. Jules Pillion, conservateur du musée, a
libéralement autorisé la Gazette à la publier :
« Cher ami,
«3 b. du matin,
25 mai 1874.
« J’ai tant souffert depuis que vous m’avez assisté dans les douloureux effets de
la sonde, que je ne croyais plus vous revoir. Je suis resté sans connaissance dans
le bain pendant une heure. Après cela, j’ai été pris d’un tremblement nerveux tel
que la baignoire tremblait avec moi. Les dents se heurtaient avec violence. Enfin
on me retira du bain avec une attaque nerveuse qui ébranlait mon être avec une
telle violence que le cerveau en eut une dangereuse atteinte. Depuis ce jour-là,
je n’ai plus d’espoir. Je vois s’approcher le terme de mes forces. M. Demagniez (?)
veut recommencer mardi après-demain les cautérisations. Mais en vérité, je ne