N° il.
15 Juin 1883.
VmaT-CINQUlÈME ANNEE.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE,
DIRECTEUR: M. Ad. SIRET.
membre de l'académie roy. de belgique, etc.
SOMMAIRE. Littérature : Oubliez et vivez. —
Le banquet Lemonnier. — Rollinat. — Beaux-
Arts : Exposition des élèves de Portaels. La
peste de Tournai. Les aquarellistes et les
aquafortistes. — Corneille De AA^ael. étude.
Le cabinet Minard. — Le jubé de Dixmude.
Chronique générale. — Cabinet de la curiosité.
— Annonces.
Littérature.
OUBLIEZ ET VIVEZ.
« Oubliez et vivez » — dit la sagesse humaine.
« A ceux qui de la mort habitent le domaine,
» Qu'importent vos soupirs? Dequoiserventvospleurs?
» Sous l'herbe des tombeaux que l'eau du ciel arrose,
» Iront-ils ranimer l'argile qui repose
» Sans joie et sans douleur? »
« Que pour vous le sépulcre, au grand jour qu'il ab-
[horre,
» De l'œuvre qu'en ses flancs le néant élabore
" Vienne à trahir demain le spectacle hideux :
>' Devant ces traits chéris vos yeux pleins d'épouvante,
n Cherchant en vain l'image en votre cœur vivante,
» Se détourneront d'eux. »
« A ces froids ossements, qui tombent en poussière,
» Si vos larmes rendaient leur sève nourricière :
» Pleurez, dirais-je alors ; pleurez, vous faites bien !
» Mais non ; leur tombe est close, et votre âme ob-
stinée
» S'y consume avec eux, follement enchaînée
A ce qui n'est plus rien. »
« Et cependant la vie est « le rêve d'une ombre (1). »
» Rigoureux créancier, le temps réduit le nombre
>< Des jours que le soleil doit mesurer pour vous.
» Epargnez, malheureux ! le peu qui vous en reste,
» Et ce rêve si court, que vous faites funeste,
» Tâchez qu'il soit plus doux. »
(( De fantômes toujours faut-il donc nous repaître ?
L'avenir, qui n'est pas, du moins sera peut-être :
» Le passé, qui n'est plus, a-t-il jamais été?
» De ses propres soucis chaque heure est assez pleine,
n Sans qu'un double fardeau, triplant ainsi la peine,
» Y doive être ajouté. »
« Si du dôme azuré souvent l'éclat s'altère,
J> Un hiver éternel ne couvre pas la terre,
» Un orage éternel n'agite pas les flots.
M Rachel pleurant ses fils même à gémir se lasse,
" Et le sourire enfin sur ses lèvres remplace
» La plainte et les sanglots, n
(i) Pindare.
paraissant deux fois par mois.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : q FRANCS.
étranger : 12 fr.
« Oubliez et vivez, car oublier, c'est vivre.
» Hier n'est plus qu'un mot; l'aurore qui va suivre
» N'est point un lendemain qui vous soit destiné,
» Vous mourez chaque jour, pour ne jamais renaître,
» Et l'instant qui s'écoule est le dernier peut-être
» Qui vous sera donné. »
Et las du pain d'angoisse et de l'eau d'amertume,
A l'absence du mort le vivant s'accoutume,
Et sa bouche déjà ne sait plus le nommer,
L'herbe grandit — Mon cœur sois fidèle à la tombe,
Sans qu'un genou s'y pose, ou qu'une larme y tombe,
Car pleurer, c'est aimer.
Du Christ sur la montagne ô touchante parole !
Est-tu la vérité? Le Verbe saint qui vole
Vers l'homme, enfant des deux sur la terre exilé?
O nos larmes, tombez ! Vers une autre demeure
Montez, ô nos soupirs ! — « Heureux celui qui pleure !
Il sera consolé.»
Que n'ai-je l'humble foi, Providence éternelle,
Qui cherche dans l'orage un abri sous ton aile !
Tendre mère, il est doux de pleurer dans ton sein,
De bénir la douleur qui vers toi nous ramène.
Et d'espérer encor, quand la sagesse humaine
Scrute en vain ton dessein.
Oui, tombez de nos yeux, tombez, triste rosée 1
Quand un sort sans pitié, sur leur tige brisée,
A du terrestre espoir séché les pâles fleurs ;
Parmi d'âpres chemins, l'espérance divine
Est un fruit du rocher, qui germe sur l'épine,
Humecté de nos pleurs.
Aphelie Urbain.
LE BANQUET LEMONNIER.
Le banquet Lemonnieraeu lieu le 27 mai dr
au Grand Hôtel. 200 convives environ y
assistaient. Vis-à-vis du siège du héros de la
fête une place était vide et un bouquet de
roses blanches s'y trouvait; c'était la place
d'Octave Pirmez.
Beaucoup de dignité, beaucoup d'enthou-
siasme ont marqué cette manifestation à la-
quelle pour notre part nous eussions été lar-
gement sympathique si, au fond, il ne s'était
pas agi de protester contre le Gouvernement,
l'Académie et les Vieux.
Camille Lemonnier n'a pas besoin de cet
appui de colères pour arriver à la gloire et à
la popularité et nous sommes persuadés que
c'est mal servir la cause de la littérature na-
tionale que de le poser en victime. Ceux qui
l'ont attaqué à leur courte honte resteront
bel et bien sur le carreau car c'est Lemon-
nier lui-même qui les y a mis. Que le banquet
eut été une marque de sympathie rien de
mieux, mais un banquet de ralliement, voilà
ce qui était tout au moins inutile. On oublie
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s'-Nicolas (Belgique),
que l'Académie est ouverte à toutes les opi-
nions, à tous les mérites; qu'elle possède dans
ses rangs beaucoup d'amis meme de ceux qui
les ont visés ; on oublie que ceux qui ont cher-
ché à déverser sur elle ce ridicule dont on aime
à affubler ce qu'on n'aime pas, y entreront
un jour; (cela est arrivé plus d'une fois et
même, à y regarder de près, il y a fort peu
d'académiciens qui jadis n'ont pas versé des
flots d'encre et de bile contre l'institution).
Enfin, on oublie que cette même Acadé-
mie n'a rien à voir dans l'affaire dite du prix
quinquennal, c'est le Gouvernement seul qui
est responsable puisque c'est lui qui nomme
les juges et que l'institution est son œu-
vre. Que cette institution, en ce qui con-
cerne la littérature, soit devenue mauvaise,
nul ne le nie et l'unanimité sur ce point est
telle qu'on s'attend à la voir supprimer mais,
encore une fois, ce n'était pas une raison pour
aller en guerre avec tant de véhémence contre
un corps constitué, lequel dans la circon-
stance n'a absolument rien à se reprocher.
_ La jeune Belgique littéraire est pleine de
sève et de promesses; elle a d'habiles, de cou-
rageux, d'éloquents capitaines; qu'elle tra-
vaille à sa mission, qu'elle atteigne son but,
nous ne lui marchanderons ni nos conseils,
si elle croit pouvoir en recevoir, ni nos ap-
plaudissements, si elle veut bien les accepter,
mais avant tout qu'elle respecte ce qui doit
être respecté : la pudeur et la vieillesse.
La pudeur, en composant des livres qu'on
puisse lire partout et non en cachette ;
des livres dont n'auront point à rougir les
père, mère, femme et enfants de ceux-là même
qui les ont écrits. La vieillesse, en n'insultant
pas, entre autres, celles qui vous ont nourri
et qui doivent à ce sublime devoir les dégra-
dations physiques dont vous vous plaignez.
(Ce dernier trait sur lequel nous insisterons
peu est un des plus navrants blasphèmes
qui aient jamais été prononcés).
Il y a aussi une chose que nous recom-
mandons, lavérité. Dans les discours pronon-
cés au banquet qui nous occupe, la jeune
Belgique littéraire a réclamé Octave Pirmez
comme un de ses chefs (?) et s'est vantée de
l'avoir extrait de l'oubli. On aurait dû se
montrer mieux informé et plus juste. T.e
noble écrivain que nous venons de perdre, et
dont le génie par parenthèse est entièrement
opposé à celui qui se manifeste aujourd'hui,
a surgi pour la gloire bien avant que la jeune
Belgique ait eu à songer à lui. Les faits et
les dates parleront catégoriquement à leur
heure ainsi que les touchantes correspon-
dances de l'auteur de Renio. En attendant
que nous remettions minutieusement toutes
ces choses à leur place, félicitons la jeune et
nouvelle phalange d'avoir adhéré à son tour
à l'école de Pirmez. Cela semblerait prouver
qu'elle a un fond d'idéalisme auquel on ne
15 Juin 1883.
VmaT-CINQUlÈME ANNEE.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE,
DIRECTEUR: M. Ad. SIRET.
membre de l'académie roy. de belgique, etc.
SOMMAIRE. Littérature : Oubliez et vivez. —
Le banquet Lemonnier. — Rollinat. — Beaux-
Arts : Exposition des élèves de Portaels. La
peste de Tournai. Les aquarellistes et les
aquafortistes. — Corneille De AA^ael. étude.
Le cabinet Minard. — Le jubé de Dixmude.
Chronique générale. — Cabinet de la curiosité.
— Annonces.
Littérature.
OUBLIEZ ET VIVEZ.
« Oubliez et vivez » — dit la sagesse humaine.
« A ceux qui de la mort habitent le domaine,
» Qu'importent vos soupirs? Dequoiserventvospleurs?
» Sous l'herbe des tombeaux que l'eau du ciel arrose,
» Iront-ils ranimer l'argile qui repose
» Sans joie et sans douleur? »
« Que pour vous le sépulcre, au grand jour qu'il ab-
[horre,
» De l'œuvre qu'en ses flancs le néant élabore
" Vienne à trahir demain le spectacle hideux :
>' Devant ces traits chéris vos yeux pleins d'épouvante,
n Cherchant en vain l'image en votre cœur vivante,
» Se détourneront d'eux. »
« A ces froids ossements, qui tombent en poussière,
» Si vos larmes rendaient leur sève nourricière :
» Pleurez, dirais-je alors ; pleurez, vous faites bien !
» Mais non ; leur tombe est close, et votre âme ob-
stinée
» S'y consume avec eux, follement enchaînée
A ce qui n'est plus rien. »
« Et cependant la vie est « le rêve d'une ombre (1). »
» Rigoureux créancier, le temps réduit le nombre
>< Des jours que le soleil doit mesurer pour vous.
» Epargnez, malheureux ! le peu qui vous en reste,
» Et ce rêve si court, que vous faites funeste,
» Tâchez qu'il soit plus doux. »
(( De fantômes toujours faut-il donc nous repaître ?
L'avenir, qui n'est pas, du moins sera peut-être :
» Le passé, qui n'est plus, a-t-il jamais été?
» De ses propres soucis chaque heure est assez pleine,
n Sans qu'un double fardeau, triplant ainsi la peine,
» Y doive être ajouté. »
« Si du dôme azuré souvent l'éclat s'altère,
J> Un hiver éternel ne couvre pas la terre,
» Un orage éternel n'agite pas les flots.
M Rachel pleurant ses fils même à gémir se lasse,
" Et le sourire enfin sur ses lèvres remplace
» La plainte et les sanglots, n
(i) Pindare.
paraissant deux fois par mois.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : q FRANCS.
étranger : 12 fr.
« Oubliez et vivez, car oublier, c'est vivre.
» Hier n'est plus qu'un mot; l'aurore qui va suivre
» N'est point un lendemain qui vous soit destiné,
» Vous mourez chaque jour, pour ne jamais renaître,
» Et l'instant qui s'écoule est le dernier peut-être
» Qui vous sera donné. »
Et las du pain d'angoisse et de l'eau d'amertume,
A l'absence du mort le vivant s'accoutume,
Et sa bouche déjà ne sait plus le nommer,
L'herbe grandit — Mon cœur sois fidèle à la tombe,
Sans qu'un genou s'y pose, ou qu'une larme y tombe,
Car pleurer, c'est aimer.
Du Christ sur la montagne ô touchante parole !
Est-tu la vérité? Le Verbe saint qui vole
Vers l'homme, enfant des deux sur la terre exilé?
O nos larmes, tombez ! Vers une autre demeure
Montez, ô nos soupirs ! — « Heureux celui qui pleure !
Il sera consolé.»
Que n'ai-je l'humble foi, Providence éternelle,
Qui cherche dans l'orage un abri sous ton aile !
Tendre mère, il est doux de pleurer dans ton sein,
De bénir la douleur qui vers toi nous ramène.
Et d'espérer encor, quand la sagesse humaine
Scrute en vain ton dessein.
Oui, tombez de nos yeux, tombez, triste rosée 1
Quand un sort sans pitié, sur leur tige brisée,
A du terrestre espoir séché les pâles fleurs ;
Parmi d'âpres chemins, l'espérance divine
Est un fruit du rocher, qui germe sur l'épine,
Humecté de nos pleurs.
Aphelie Urbain.
LE BANQUET LEMONNIER.
Le banquet Lemonnieraeu lieu le 27 mai dr
au Grand Hôtel. 200 convives environ y
assistaient. Vis-à-vis du siège du héros de la
fête une place était vide et un bouquet de
roses blanches s'y trouvait; c'était la place
d'Octave Pirmez.
Beaucoup de dignité, beaucoup d'enthou-
siasme ont marqué cette manifestation à la-
quelle pour notre part nous eussions été lar-
gement sympathique si, au fond, il ne s'était
pas agi de protester contre le Gouvernement,
l'Académie et les Vieux.
Camille Lemonnier n'a pas besoin de cet
appui de colères pour arriver à la gloire et à
la popularité et nous sommes persuadés que
c'est mal servir la cause de la littérature na-
tionale que de le poser en victime. Ceux qui
l'ont attaqué à leur courte honte resteront
bel et bien sur le carreau car c'est Lemon-
nier lui-même qui les y a mis. Que le banquet
eut été une marque de sympathie rien de
mieux, mais un banquet de ralliement, voilà
ce qui était tout au moins inutile. On oublie
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s'-Nicolas (Belgique),
que l'Académie est ouverte à toutes les opi-
nions, à tous les mérites; qu'elle possède dans
ses rangs beaucoup d'amis meme de ceux qui
les ont visés ; on oublie que ceux qui ont cher-
ché à déverser sur elle ce ridicule dont on aime
à affubler ce qu'on n'aime pas, y entreront
un jour; (cela est arrivé plus d'une fois et
même, à y regarder de près, il y a fort peu
d'académiciens qui jadis n'ont pas versé des
flots d'encre et de bile contre l'institution).
Enfin, on oublie que cette même Acadé-
mie n'a rien à voir dans l'affaire dite du prix
quinquennal, c'est le Gouvernement seul qui
est responsable puisque c'est lui qui nomme
les juges et que l'institution est son œu-
vre. Que cette institution, en ce qui con-
cerne la littérature, soit devenue mauvaise,
nul ne le nie et l'unanimité sur ce point est
telle qu'on s'attend à la voir supprimer mais,
encore une fois, ce n'était pas une raison pour
aller en guerre avec tant de véhémence contre
un corps constitué, lequel dans la circon-
stance n'a absolument rien à se reprocher.
_ La jeune Belgique littéraire est pleine de
sève et de promesses; elle a d'habiles, de cou-
rageux, d'éloquents capitaines; qu'elle tra-
vaille à sa mission, qu'elle atteigne son but,
nous ne lui marchanderons ni nos conseils,
si elle croit pouvoir en recevoir, ni nos ap-
plaudissements, si elle veut bien les accepter,
mais avant tout qu'elle respecte ce qui doit
être respecté : la pudeur et la vieillesse.
La pudeur, en composant des livres qu'on
puisse lire partout et non en cachette ;
des livres dont n'auront point à rougir les
père, mère, femme et enfants de ceux-là même
qui les ont écrits. La vieillesse, en n'insultant
pas, entre autres, celles qui vous ont nourri
et qui doivent à ce sublime devoir les dégra-
dations physiques dont vous vous plaignez.
(Ce dernier trait sur lequel nous insisterons
peu est un des plus navrants blasphèmes
qui aient jamais été prononcés).
Il y a aussi une chose que nous recom-
mandons, lavérité. Dans les discours pronon-
cés au banquet qui nous occupe, la jeune
Belgique littéraire a réclamé Octave Pirmez
comme un de ses chefs (?) et s'est vantée de
l'avoir extrait de l'oubli. On aurait dû se
montrer mieux informé et plus juste. T.e
noble écrivain que nous venons de perdre, et
dont le génie par parenthèse est entièrement
opposé à celui qui se manifeste aujourd'hui,
a surgi pour la gloire bien avant que la jeune
Belgique ait eu à songer à lui. Les faits et
les dates parleront catégoriquement à leur
heure ainsi que les touchantes correspon-
dances de l'auteur de Renio. En attendant
que nous remettions minutieusement toutes
ces choses à leur place, félicitons la jeune et
nouvelle phalange d'avoir adhéré à son tour
à l'école de Pirmez. Cela semblerait prouver
qu'elle a un fond d'idéalisme auquel on ne