294 VITRAUX DE BOURGES.
A Bourges, comme en bien d'autres églises, on a cru faire assez en offrant aux regards du fidèle cette
nuée de témoins (i) qui attestent la divinité de la foi. Mais ailleurs, donnant une voix à ces graves
figures, on a voulu souvent distinguer plus spécialement chacune d'elles, et animer la peinture en
caractérisant les divers prophètes par quelqu'une des promesses que Dieu leur dicta. Pour ne pas nous
quelle puissance d'expression les arts du dessin avaient été élevés
par le moyen âge; mais il est impossible de s'en former une juste
idée, si l'on n'a pas pénétré dans une foule de détails que de
longues études peuvent seules faire entrevoir. Jamais, assurément,
les formes de la matière n'ont été poussées jusqu'à un degré si
voisin de la parole; jamais tant de pensées, et de pensées si hautes,
n'avaient été transmises à l'àme par la voie du regard, si ce n'est
à l'aide de l'écriture. Mais ici, c'était à la fois pour l'intelligence,
la portée abstraite et presque illimitée du langage écrit; et pour
l'imagination, la puissance magique du spectacle. Ajoutez, chose
plus admirable encore, que ce majestueux système d'expressions
était consacré constamment, non-seulement au vrai, mais aux
vérités les plus utiles et les plus grandes qu'ait jamais possédées
l'homme. Enfin, pour y joindre un dernier trait bien caractéris-
tique, tout cela était au service du simple peuple, et compris par
les petits enfants du pauvre. Magnifique épanchement de l'incar-
nation qui a rendu le Verbe divin accessible aux sens(I Joann. I,
i—3), et qui a donné comme caractère de la mission du Fils de
Dieu, la vérité céleste distribuée au pauvre peuple (Matlh. XI, 5.
— Luc. IV 18.—Etc.). Aussi, quoi qu'on en puisse dire, et bien
que ce ne semblât pas être une conséquence nécessaire de l'Evan-
gile, il se trouvera toujours que la société la plus chrétienne aura
fait au pauvre peuple la plus large part dans ce que la vie a de
meilleur : le Bon, le Vrai et le Beau. Car d'où l'on bannit Jésus-
Christ, l'on bannit nécessairement le pauvre; et si c'était le lieu
de développer ces aperçus, je n'en demanderais point d'autres
preuves que l'art.
Quant aux quatre grandes figures de Chartres, qui nous ont
conduit à ces réflexions, j ignore si quelque artiste antérieur leur
avait servi de modèle; cependant, la priorité ne pourrait être
réclamée par le peintre-verrier de Chartres que relativement à la
forme dont il se sert pour rapprocher des quatre évangélistes les
quatre grands prophètes. Le fond de l'idée avait été exposé bien
avant lui, et je la rencontre plus d'une fois dans YHortus delicia-
nun. Lorsqu'on y peint le palais de l'Eglise (fol. 21g v°), chacun des
angles de la façade réunit deux médaillons, dont l'un (le plus
voisin de la marge) renferme toujours le buste (sans nimbe) d'un
prophète, tandis que l'autre (plus rapproché de l'édifice) est con-
sacré au buste nimbé d'un des animaux évangéliques.
Voici quelle est leur disposition :
Au sommet,
à droite du palais (à gauche du spectateur), ysaias, mattheus.
à gauche du palais (droite du spectat.), iohannes,iiieremias.
Vers la base,
à droite du palais (gauche du spectateur), ezechiel, marcus.
à gauche du palais (droite du spectateur), lucas, daniel.
Vis-à-vis de ces peintures, dans une page de texte (fol. 220 r°)
destinée à les expliquer, on lit les six vers que j'ai transcrits déjà
(n° 44, p. 78, note 7), et que précèdent ces paroles : «Quod pro-
phète de Christo et Ecclesia Domini prœdixerunt, hoc evange-
listae. . . . evangelium scribentes pleniter exposuerunt. » Ailleurs
(fol. 193 r°), un extrait du Spéculum Ecclesiœ insiste sur ce rap-
prochement des quatre grands prophètes et des quatre évan-
gélistes :
« Patriarchœ, de quorum sanguine Christus propagatur,
In figuris Christum et Ecclesiam prœsignaverunt.
«Adam namque de munda terra procreatur,
De cujus latere fœrnina fonnalur.
Figuram Christi gerit, qui de casta virgine generalur;
De cujus latere Ecclesia œdificatur.
«Alii prœcipui patriarohœ bisseni,
Forma sunt senatus apostolorum duodeni.
Per hos enim (scilicet Seth, Enoch, Noe, Melchisedech, Abraham, Ysaac,
Jacob, Joseph, Moysen, Job, Samuelem, Davùl)qui nominatim exprimuntur,
Quasi firmis columnis fidèles ante legem in justitia fulciuntur.
« Post hos sunt proplietae qui futura Christi mysteria, quasi prœsentia, pro-
nuntiaverunt
Et Christum pro mundo passurum suis passionibus glorificaverunt.
Ex quibus Helias vel Heliscus Christum prœnotat;
Quorum alter mortuus, alter vivus, cœlum pénétrât.
«Quatuor prœcipui (videlicet Isaias, Jcremias, Êzechiel, Daniel) figuram
quatuor evangelistarum habuerunt,
Qui quadruplum mundum copiosis scripturis repleverunt.
Porro[alii?] duodecim (Oseas, Johel, Amos,Abdias, Jouas, Micheas, Nauru,
Abacuc , SopJionias, Aggeus, Zacharias, Malachias), duodecim apostolos
expresserunt
Qui populum fidelem sub lege, scriptis et exemplis instruxerunt.
« Inter quos, major inter natos mulierum (Luc. VII, 28), Johannes Baptisla
maximus fulsit ;
Qui, velut lucifer verum solem prœveniens, nuncius seternœ diei mundo illuxit.
Hic Patris agnum,
Crimina mundi ablaturum,
Digilo ostendere, unda tingere meruit;
Quem prophetarum chorus longe ante praecinuit.
«Post prophetas, novœ gratise Dei prœdicatores,
Vilae aiternœ prœcones,
Mundi judices (Matlh. XIX, 28),
Ecclesiarum principes
Apostoli et evangelistaî exstiterunt;
Qui Verbum Patri coœternum,
Pro nobis occisum
Oculis videre, manibus contrectare(I Joann. 1,1—3),
Sécréta Patris ab ore ipsius ediscere ,
Ipsum demum ad patrium thronum conscendere videre,
Et omnium linguarum gênera per Spiritum sanctum percipere meruerunt,
«Qui sponsam Christi,' Ecclesiam, .., etc.•»
J'ai cité précédemment cette dernière strophe (n°68,p. 125,
note 2). On peut jeter de nouveau les yeux sur l'article qui avait
amené cette citation (n°68, p. 126), pour se rappeler sous quelles
formes originales Suger avait exprimé l'accord des deux Testa-
ments. Ces bizarreries de Saint-Denis et de Chartres avaient
cela d'excellent et d'apostolique, que, par la singularité même de
l'expression, elles forçaient le peuple à remarquer et à retenir
une leçon importante.
Si l'assertion de Luther, dans ses Propos de table, méritait
une réfutation, je pourrais faire remarquer les noms des pro-
phètes énumérés un à un par l'auteur du Spéculum Ecclesiœ;
mais signaler chez un écrivain ce qui se retrouve à peu près par-
tout, ce serait me donner un ridicule un peu trop fort. Je me
borne donc à montrer dans des textes antérieurs au xuie siècle
le fond de la pensée que les vitraux de Chartres formulent avec-
une rudesse si saillante.
L'admirable ponctualité des récits de l'avenir que l'Esprit saint
avait dictés à Isaïe, l'ont fait souvent appeler l'Évangéliste de
l'ancienne Loi. Cs. Hieronym., Ep. 117 (Prœf. in Isai., t. I, 473,
sq.). — Augustin., de Civ. D., libr. XVIII, cap. 29 (t. VII, 510.)—
Isidor., Allegor. 107 (t. V, 133). —Aie. Avit., Epist. 3, ad Gundo-
bald. (Bibl. PP. IX, 567 ). — Cassiodor., de Inst. divinar. lect.,
cap. 3 (t. II, p. 54i ). — Rupert., de divin. Offic, libr. III, cap. 11.
— Etc. Ce premier pas une fois fait, le nombre des grands pro-
phètes égal à celui des évangélistes devait bientôt conduire à com-
pléter la similitude, dans un temps où les cœurs et les esprits
étaient avides de mysticisme.
On a vu dans le texte d'Honorius d'Autun, comme dans la
claire-voie de Bourges, saint Jean-Baptiste couronnant la série
des prophètes. La parole du Fils de Dieu explique suffisamment
cette place donnée au Précurseur; il ne faut donc pas s'étonner
d'en retrouver la trace fréquemment chez les auteurs ecclésias-
tiques. Cs. Sedul. (?), in Eph. III, 1 (Bibl. PP. VI, 563). — Claud.
Taurin., in Gai. I, 1 (Ibid. XIV, 142).—Rupert., de div. Offic,
libr. I, cap. 32. — Etc.
(1) Hebr. XII, 1.
A Bourges, comme en bien d'autres églises, on a cru faire assez en offrant aux regards du fidèle cette
nuée de témoins (i) qui attestent la divinité de la foi. Mais ailleurs, donnant une voix à ces graves
figures, on a voulu souvent distinguer plus spécialement chacune d'elles, et animer la peinture en
caractérisant les divers prophètes par quelqu'une des promesses que Dieu leur dicta. Pour ne pas nous
quelle puissance d'expression les arts du dessin avaient été élevés
par le moyen âge; mais il est impossible de s'en former une juste
idée, si l'on n'a pas pénétré dans une foule de détails que de
longues études peuvent seules faire entrevoir. Jamais, assurément,
les formes de la matière n'ont été poussées jusqu'à un degré si
voisin de la parole; jamais tant de pensées, et de pensées si hautes,
n'avaient été transmises à l'àme par la voie du regard, si ce n'est
à l'aide de l'écriture. Mais ici, c'était à la fois pour l'intelligence,
la portée abstraite et presque illimitée du langage écrit; et pour
l'imagination, la puissance magique du spectacle. Ajoutez, chose
plus admirable encore, que ce majestueux système d'expressions
était consacré constamment, non-seulement au vrai, mais aux
vérités les plus utiles et les plus grandes qu'ait jamais possédées
l'homme. Enfin, pour y joindre un dernier trait bien caractéris-
tique, tout cela était au service du simple peuple, et compris par
les petits enfants du pauvre. Magnifique épanchement de l'incar-
nation qui a rendu le Verbe divin accessible aux sens(I Joann. I,
i—3), et qui a donné comme caractère de la mission du Fils de
Dieu, la vérité céleste distribuée au pauvre peuple (Matlh. XI, 5.
— Luc. IV 18.—Etc.). Aussi, quoi qu'on en puisse dire, et bien
que ce ne semblât pas être une conséquence nécessaire de l'Evan-
gile, il se trouvera toujours que la société la plus chrétienne aura
fait au pauvre peuple la plus large part dans ce que la vie a de
meilleur : le Bon, le Vrai et le Beau. Car d'où l'on bannit Jésus-
Christ, l'on bannit nécessairement le pauvre; et si c'était le lieu
de développer ces aperçus, je n'en demanderais point d'autres
preuves que l'art.
Quant aux quatre grandes figures de Chartres, qui nous ont
conduit à ces réflexions, j ignore si quelque artiste antérieur leur
avait servi de modèle; cependant, la priorité ne pourrait être
réclamée par le peintre-verrier de Chartres que relativement à la
forme dont il se sert pour rapprocher des quatre évangélistes les
quatre grands prophètes. Le fond de l'idée avait été exposé bien
avant lui, et je la rencontre plus d'une fois dans YHortus delicia-
nun. Lorsqu'on y peint le palais de l'Eglise (fol. 21g v°), chacun des
angles de la façade réunit deux médaillons, dont l'un (le plus
voisin de la marge) renferme toujours le buste (sans nimbe) d'un
prophète, tandis que l'autre (plus rapproché de l'édifice) est con-
sacré au buste nimbé d'un des animaux évangéliques.
Voici quelle est leur disposition :
Au sommet,
à droite du palais (à gauche du spectateur), ysaias, mattheus.
à gauche du palais (droite du spectat.), iohannes,iiieremias.
Vers la base,
à droite du palais (gauche du spectateur), ezechiel, marcus.
à gauche du palais (droite du spectateur), lucas, daniel.
Vis-à-vis de ces peintures, dans une page de texte (fol. 220 r°)
destinée à les expliquer, on lit les six vers que j'ai transcrits déjà
(n° 44, p. 78, note 7), et que précèdent ces paroles : «Quod pro-
phète de Christo et Ecclesia Domini prœdixerunt, hoc evange-
listae. . . . evangelium scribentes pleniter exposuerunt. » Ailleurs
(fol. 193 r°), un extrait du Spéculum Ecclesiœ insiste sur ce rap-
prochement des quatre grands prophètes et des quatre évan-
gélistes :
« Patriarchœ, de quorum sanguine Christus propagatur,
In figuris Christum et Ecclesiam prœsignaverunt.
«Adam namque de munda terra procreatur,
De cujus latere fœrnina fonnalur.
Figuram Christi gerit, qui de casta virgine generalur;
De cujus latere Ecclesia œdificatur.
«Alii prœcipui patriarohœ bisseni,
Forma sunt senatus apostolorum duodeni.
Per hos enim (scilicet Seth, Enoch, Noe, Melchisedech, Abraham, Ysaac,
Jacob, Joseph, Moysen, Job, Samuelem, Davùl)qui nominatim exprimuntur,
Quasi firmis columnis fidèles ante legem in justitia fulciuntur.
« Post hos sunt proplietae qui futura Christi mysteria, quasi prœsentia, pro-
nuntiaverunt
Et Christum pro mundo passurum suis passionibus glorificaverunt.
Ex quibus Helias vel Heliscus Christum prœnotat;
Quorum alter mortuus, alter vivus, cœlum pénétrât.
«Quatuor prœcipui (videlicet Isaias, Jcremias, Êzechiel, Daniel) figuram
quatuor evangelistarum habuerunt,
Qui quadruplum mundum copiosis scripturis repleverunt.
Porro[alii?] duodecim (Oseas, Johel, Amos,Abdias, Jouas, Micheas, Nauru,
Abacuc , SopJionias, Aggeus, Zacharias, Malachias), duodecim apostolos
expresserunt
Qui populum fidelem sub lege, scriptis et exemplis instruxerunt.
« Inter quos, major inter natos mulierum (Luc. VII, 28), Johannes Baptisla
maximus fulsit ;
Qui, velut lucifer verum solem prœveniens, nuncius seternœ diei mundo illuxit.
Hic Patris agnum,
Crimina mundi ablaturum,
Digilo ostendere, unda tingere meruit;
Quem prophetarum chorus longe ante praecinuit.
«Post prophetas, novœ gratise Dei prœdicatores,
Vilae aiternœ prœcones,
Mundi judices (Matlh. XIX, 28),
Ecclesiarum principes
Apostoli et evangelistaî exstiterunt;
Qui Verbum Patri coœternum,
Pro nobis occisum
Oculis videre, manibus contrectare(I Joann. 1,1—3),
Sécréta Patris ab ore ipsius ediscere ,
Ipsum demum ad patrium thronum conscendere videre,
Et omnium linguarum gênera per Spiritum sanctum percipere meruerunt,
«Qui sponsam Christi,' Ecclesiam, .., etc.•»
J'ai cité précédemment cette dernière strophe (n°68,p. 125,
note 2). On peut jeter de nouveau les yeux sur l'article qui avait
amené cette citation (n°68, p. 126), pour se rappeler sous quelles
formes originales Suger avait exprimé l'accord des deux Testa-
ments. Ces bizarreries de Saint-Denis et de Chartres avaient
cela d'excellent et d'apostolique, que, par la singularité même de
l'expression, elles forçaient le peuple à remarquer et à retenir
une leçon importante.
Si l'assertion de Luther, dans ses Propos de table, méritait
une réfutation, je pourrais faire remarquer les noms des pro-
phètes énumérés un à un par l'auteur du Spéculum Ecclesiœ;
mais signaler chez un écrivain ce qui se retrouve à peu près par-
tout, ce serait me donner un ridicule un peu trop fort. Je me
borne donc à montrer dans des textes antérieurs au xuie siècle
le fond de la pensée que les vitraux de Chartres formulent avec-
une rudesse si saillante.
L'admirable ponctualité des récits de l'avenir que l'Esprit saint
avait dictés à Isaïe, l'ont fait souvent appeler l'Évangéliste de
l'ancienne Loi. Cs. Hieronym., Ep. 117 (Prœf. in Isai., t. I, 473,
sq.). — Augustin., de Civ. D., libr. XVIII, cap. 29 (t. VII, 510.)—
Isidor., Allegor. 107 (t. V, 133). —Aie. Avit., Epist. 3, ad Gundo-
bald. (Bibl. PP. IX, 567 ). — Cassiodor., de Inst. divinar. lect.,
cap. 3 (t. II, p. 54i ). — Rupert., de divin. Offic, libr. III, cap. 11.
— Etc. Ce premier pas une fois fait, le nombre des grands pro-
phètes égal à celui des évangélistes devait bientôt conduire à com-
pléter la similitude, dans un temps où les cœurs et les esprits
étaient avides de mysticisme.
On a vu dans le texte d'Honorius d'Autun, comme dans la
claire-voie de Bourges, saint Jean-Baptiste couronnant la série
des prophètes. La parole du Fils de Dieu explique suffisamment
cette place donnée au Précurseur; il ne faut donc pas s'étonner
d'en retrouver la trace fréquemment chez les auteurs ecclésias-
tiques. Cs. Sedul. (?), in Eph. III, 1 (Bibl. PP. VI, 563). — Claud.
Taurin., in Gai. I, 1 (Ibid. XIV, 142).—Rupert., de div. Offic,
libr. I, cap. 32. — Etc.
(1) Hebr. XII, 1.