CHAPITRE SECOND.
PLANCHE SECONDE. — SAINT THOMAS.
ARTICLE PREMIER.
DE L'HISTOIRE DE SAINT THOMAS APOTRE, ET DES LÉGENDES EN GÉNÉRAL.
74. Pour commencer par une déclaration bien franche qui nous mette à l'abri de tout soupçon
d'enthousiasme aveugle, avouons d'abord que les récits représentés dans cette verrière ont été fort mal
notés dès le temps de saint Augustin. Selon le docteur d'Hippone, désavoués par la tradition, ils ne
reposent guère que sur la foi de misérables conteurs, dont le crédit n'a quelque poids que chez les
adeptes du manichéisme (1). Signalement extrêmement grave, mais dont les conséquences pourraient
être étendues outre mesure. On ne nous soupçonnera point de les exagérer, car nous en ajournerons
l'appréciation jusqu'au moment où le lecteur, mieux préparé, n'imaginera pas que nous prétendions
rattacher à une seule indication toute une doctrine qu'il taxerait de système.
Le peu de mots que l'Ecriture sainte consacre à des données historiques sur l'apôtre saint Thomas,
est entièrement renfermé dans l'évangile de saint Jean (2), et nous le montre toujours comme un homme
doué à la fois d'un caractère brusque et résolu, mais d'un esprit exigeant. Quand les autres disciples
veulent détourner leur maître de se rendre en Judée où Ton trame sa perte, c'est Thomas qui met fin
à ces représentations timides, en disant (Joan. XI, 16) : Suivons-le, nous aussi, pour mourir avec lui.
A la cène il interrompt les touchantes paroles du Fils de Dieu (Joan. XIV, 5), pour lui demander un
éclaircissement (3). Après la résurrection, lui seul manque dans l'assemblée des apôtres auxquels le
Sauveur vient se montrer; et, quand on lui rapporte cette apparition, tous les témoignages des autres
ne lui sont rien : il tiendra la résurrection de Jésus-Christ pour une fable, s'il ne s'en est pas assuré
par lui-même dans le plus grand détail (Joan. XX, 24—29). Mais sitôt que Jésus-Christ vient à lui, il
rend témoignage à la divinité de son maître par une confession éclatante; et une tradition grave, quoi
(1) Augustin., Contra Faustum, libr. XXII, cap. 79 (t. VIII,
409). «Legunt scripturas apocryphas Manichaei a nescio quibus
sutoribus fabularum sub apostolorum nomme scriptas; quae suo-
rum scriptorum temporibus in auctoritatem sanctse Ecclesise re-
cipi mererentur si sancti et docti homines qui tune in hac vita
erant, et examinare talia poterant, eos vera locutos esse cognos-
cerent. Ibi tamen legunt apostolum Thomam, quum esset in quo-
dam nuptiarum convivio peregrinus et prorsus incognitus, a
quodam ministre» palma percussum, imprecatum fuisse bomini
continuam ssevamque vindictam. Nam quum egressus fuisset ad
fontem unde aquam convivantibus ministraret, eum leo irruens
interemit; manumque ejus, qua caput apostoli levi ictu percus-
serat, a corpore avulsam secundum verbum ejusdem apostoli id
optantis atque imprecantis, canis intulit mensis in quibus ipse
discumbebat apostolus. Etc.»—Id., Contr. Adimant., cap. 17 (ibid.,
i3y);etde Sermo7ie D. in monte, libr. I, cap. 10 (t. III, P.II,p. 194).
On verra (n° 82) que le moyen âge n'ignorait point cette censure.
(2) Partout ailleurs saint Thomas ne paraît que dans 1 enumé-
ration des apôtres, où il occupe tantôt la huitième place (Marc. III,
x8._Luc. VI, 15), tantôt la septième (Matth.X, 3), ou la sixième
(Act, I, i3). Le canon de la messe, comme les litanies des saints,
lui donnent le sixième rang, c'est-à-dire le cinquième si l'on ne
comptait saint Paul. Les portes de bronze de Saint-Paul-hors-des-
murs à Rome lui assignaient le même numéro d'ordre, et c'est celui
qu'il occupe encore dans les fenêtrages supérieurs de la cathé-
drale de Reims. Mais à Bourges, dans la série des apôtres qui oc-
cupe une partie de la claire-voie, c'est sans faire abstraction de
saint Paul qu'on a placé saint Thomas au cinquième rang. Nous
reviendrons sur ces variations en expliquant les planches XXV et
XXVI.
(3) Léonard de Vinci, peintre-philosophe aussi, lui, n'en dé-
plaise à ceux qui ont décoré Raphaël Mengs de ce titre, aura voulu
retracer ce caractère de saint Thomas dans la cène, lorsqu'il pei-
gnait cet apôtre souriant d'un air de défiance, pendant que tous
les autres paraissent empressés et vivement émus autour de lui.
Car, si je ne me trompe, on se méprend beaucoup en prétendant
que son incertitude ait pour objet le mystère de l'Eucharistie. Une
telle pensée ne serait pas digne d'un grand peintre, et ferait tache
sur l'ensemble. Il s'agit de la trahison prochaine de Judas, que
Jésus-Christ vient d'annoncer, et qui met tous les convives en
rumeur. Thomas ne se persuade point qu'on puisse prendre au
sérieux une menace de perfidie parmi les douze disciples d'élite;
il partage la générosité des autres; seulement, il la ressent à sa
manière dans cette circonstance; c'est donc uniquement l'expres-
sion, et non le sentiment, qui se détache sur le fond général.
Alors seulement je reconnaîtrai le saint Thomas de l'Evangile :
esprit difficile, mais cœur ardent; alors seulement je retrouve un
grand maître dans cette fresque imposante. Raphaël Morghen s'en
est fait bien accroire, ce me semble, lorsqu'il s'est permis de com-
pléter à sa fantaisie un pareil modèle, en traçant dans la bordure
de la robe de saint Thomas ( autour du cou ) : Quia vidisti, Tho-
ma, credidisti. Cette prétendue traduction n'est qu'un misérable
contre-sens, pour ne la qualifier que d'une note très-débonnaire.
Que si c'avait pu être la pensée du peintre, tant pis pour la phi-
losophie de Léonard! Mais on doit tout supposer plutôt que d'ad-
mettre l'absurde.
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PLANCHE SECONDE. — SAINT THOMAS.
ARTICLE PREMIER.
DE L'HISTOIRE DE SAINT THOMAS APOTRE, ET DES LÉGENDES EN GÉNÉRAL.
74. Pour commencer par une déclaration bien franche qui nous mette à l'abri de tout soupçon
d'enthousiasme aveugle, avouons d'abord que les récits représentés dans cette verrière ont été fort mal
notés dès le temps de saint Augustin. Selon le docteur d'Hippone, désavoués par la tradition, ils ne
reposent guère que sur la foi de misérables conteurs, dont le crédit n'a quelque poids que chez les
adeptes du manichéisme (1). Signalement extrêmement grave, mais dont les conséquences pourraient
être étendues outre mesure. On ne nous soupçonnera point de les exagérer, car nous en ajournerons
l'appréciation jusqu'au moment où le lecteur, mieux préparé, n'imaginera pas que nous prétendions
rattacher à une seule indication toute une doctrine qu'il taxerait de système.
Le peu de mots que l'Ecriture sainte consacre à des données historiques sur l'apôtre saint Thomas,
est entièrement renfermé dans l'évangile de saint Jean (2), et nous le montre toujours comme un homme
doué à la fois d'un caractère brusque et résolu, mais d'un esprit exigeant. Quand les autres disciples
veulent détourner leur maître de se rendre en Judée où Ton trame sa perte, c'est Thomas qui met fin
à ces représentations timides, en disant (Joan. XI, 16) : Suivons-le, nous aussi, pour mourir avec lui.
A la cène il interrompt les touchantes paroles du Fils de Dieu (Joan. XIV, 5), pour lui demander un
éclaircissement (3). Après la résurrection, lui seul manque dans l'assemblée des apôtres auxquels le
Sauveur vient se montrer; et, quand on lui rapporte cette apparition, tous les témoignages des autres
ne lui sont rien : il tiendra la résurrection de Jésus-Christ pour une fable, s'il ne s'en est pas assuré
par lui-même dans le plus grand détail (Joan. XX, 24—29). Mais sitôt que Jésus-Christ vient à lui, il
rend témoignage à la divinité de son maître par une confession éclatante; et une tradition grave, quoi
(1) Augustin., Contra Faustum, libr. XXII, cap. 79 (t. VIII,
409). «Legunt scripturas apocryphas Manichaei a nescio quibus
sutoribus fabularum sub apostolorum nomme scriptas; quae suo-
rum scriptorum temporibus in auctoritatem sanctse Ecclesise re-
cipi mererentur si sancti et docti homines qui tune in hac vita
erant, et examinare talia poterant, eos vera locutos esse cognos-
cerent. Ibi tamen legunt apostolum Thomam, quum esset in quo-
dam nuptiarum convivio peregrinus et prorsus incognitus, a
quodam ministre» palma percussum, imprecatum fuisse bomini
continuam ssevamque vindictam. Nam quum egressus fuisset ad
fontem unde aquam convivantibus ministraret, eum leo irruens
interemit; manumque ejus, qua caput apostoli levi ictu percus-
serat, a corpore avulsam secundum verbum ejusdem apostoli id
optantis atque imprecantis, canis intulit mensis in quibus ipse
discumbebat apostolus. Etc.»—Id., Contr. Adimant., cap. 17 (ibid.,
i3y);etde Sermo7ie D. in monte, libr. I, cap. 10 (t. III, P.II,p. 194).
On verra (n° 82) que le moyen âge n'ignorait point cette censure.
(2) Partout ailleurs saint Thomas ne paraît que dans 1 enumé-
ration des apôtres, où il occupe tantôt la huitième place (Marc. III,
x8._Luc. VI, 15), tantôt la septième (Matth.X, 3), ou la sixième
(Act, I, i3). Le canon de la messe, comme les litanies des saints,
lui donnent le sixième rang, c'est-à-dire le cinquième si l'on ne
comptait saint Paul. Les portes de bronze de Saint-Paul-hors-des-
murs à Rome lui assignaient le même numéro d'ordre, et c'est celui
qu'il occupe encore dans les fenêtrages supérieurs de la cathé-
drale de Reims. Mais à Bourges, dans la série des apôtres qui oc-
cupe une partie de la claire-voie, c'est sans faire abstraction de
saint Paul qu'on a placé saint Thomas au cinquième rang. Nous
reviendrons sur ces variations en expliquant les planches XXV et
XXVI.
(3) Léonard de Vinci, peintre-philosophe aussi, lui, n'en dé-
plaise à ceux qui ont décoré Raphaël Mengs de ce titre, aura voulu
retracer ce caractère de saint Thomas dans la cène, lorsqu'il pei-
gnait cet apôtre souriant d'un air de défiance, pendant que tous
les autres paraissent empressés et vivement émus autour de lui.
Car, si je ne me trompe, on se méprend beaucoup en prétendant
que son incertitude ait pour objet le mystère de l'Eucharistie. Une
telle pensée ne serait pas digne d'un grand peintre, et ferait tache
sur l'ensemble. Il s'agit de la trahison prochaine de Judas, que
Jésus-Christ vient d'annoncer, et qui met tous les convives en
rumeur. Thomas ne se persuade point qu'on puisse prendre au
sérieux une menace de perfidie parmi les douze disciples d'élite;
il partage la générosité des autres; seulement, il la ressent à sa
manière dans cette circonstance; c'est donc uniquement l'expres-
sion, et non le sentiment, qui se détache sur le fond général.
Alors seulement je reconnaîtrai le saint Thomas de l'Evangile :
esprit difficile, mais cœur ardent; alors seulement je retrouve un
grand maître dans cette fresque imposante. Raphaël Morghen s'en
est fait bien accroire, ce me semble, lorsqu'il s'est permis de com-
pléter à sa fantaisie un pareil modèle, en traçant dans la bordure
de la robe de saint Thomas ( autour du cou ) : Quia vidisti, Tho-
ma, credidisti. Cette prétendue traduction n'est qu'un misérable
contre-sens, pour ne la qualifier que d'une note très-débonnaire.
Que si c'avait pu être la pensée du peintre, tant pis pour la phi-
losophie de Léonard! Mais on doit tout supposer plutôt que d'ad-
mettre l'absurde.
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