CHAPITRE NEUVIÈME.
PLANCHE NEUVIEME. — LE MAUVAIS RICHE.
140. L'histoire de Lazare et du riche èpulon, comme parlaient nos pères, est-elle une parabole pro-
prement dite, où l'instruction repose sur un enseignement moral revêtu de formes historiques imagi-
naires, ou bien doit-on la tenir pour un récit de faits réels appliqués à l'instruction des auditeurs?
Cette discussion nous intéresserait assez peu si nous ne trouvions le personnage de Lazare pris au
sérieux par le moyen âge. On sait assez que saint Lazare, transformé souvent en saint Ladre, a donné
son nom à un ordre de chevalerie institué pour prendre soin des lépreux, aux ladreries ou léprose-
ries, etc. (1). En admettant la réalité historique des personnages indiqués dans cette narration, le
moyen âge pouvait se réclamer de Tertullien(2), de saint Irénée, de saint Àmbroise et de bien d'autres;
mais, histoire ou parabole, notre verrière n'en reste pas moins ce qu'elle est : une traduction de
l'Évangile. Analysons-la d'après ce modèle.
La signature désigne les maçons, dont la profession est retracée dans les trois petits médaillons du
pied. La scène de construction qui s'aperçoit au milieu du rang supérieur n'appartient plus précisé-
ment à la signature; elle fait partie d'une sorte de prologue emprunté à un autre endroit de saint Luc(3),
et qui occupe toute cette seconde ligne. Les serviteurs, après une abondante moisson, viennent apporter
le grain de la récolte, et le riche commande qu'on lui construise tout exprès d'amples greniers pour
abriter ces richesses inespérées. Mais, au milieu de ces projets, Jésus-Christ lui dit : «Insensé! cette nuit
« on te redemandera ton âme; et ces biens amoncelés pour qui seront-ils? Car tel thésaurise, qui devant
« Dieu n'est point riche.»
La troisième et la quatrième ligne du vitrail ne sont que les diverses faces d'un même groupe,
pour ainsi dire; on y peint la vie joyeuse et désœuvrée du riche épicurien. Tandis qu'une espèce de
valet de chambre, l'aiguière en main, fléchit le genou pour lui donner à laver, on voit que le gour-
mand suit de l'œil, et dirige du geste les préparatifs qui se font à la cuisine. Cependant, sa femme,
suivie d'un estafîer, apporte un vase de parfums pour compléter les préparatifs du repas. Bientôt on
est à table, et deux pages apportent, avec une ostentation fort sérieuse, des vases couverts qui vont
prendre place parmi les autres pièces du service. Le pauvre se présente à la porte pour obtenir quelques
restes de ce festin; et porte sa cliquette (4) devant ses lèvres, comme pour épargner même au riche
voluptueux le dégoût que pourrait lui inspirer le souffle d'un misérable. Mais il ne réussit point à api-
toyer le Sybarite, qui ne voit dans ce spectacle qu'un objet d'horreur, quoique la maîtresse de la
maison semble éprouver quelques mouvements d'une stérile commisération; et les chiens seuls paraissent
prendre part à la détresse du pauvre lépreux, en s'avançant sur le seuil pour lécher ses plaies.
(i) Saint Lazare était devenu la personnification ennoblie de
tous les pauvres souffreteux : des lépreux, des mendiants, des
privations acceptées ou embrassées pour Dieu, etc. Dans les do-
cuments de la fondation du Val des Ecoliers en 1201 (ap. du Bou-
lai, Hist. universit. Paris., t. III, p. 17), nous voyons ce souvenir
remuer profondément l'âme de maître Frédéric, docteur en droit
canon, quand il a connaissance du genre de vie qu'allaient entre-
prendre les fondateurs de cet établissement. «Quid agit devotus
episcopus Catalaunensis? Se cogitât esse moriturum, diem cala-
mitatis sub corde tacita mente revolvit; supplicia epulonis divitis
et prœmia pauperis Lazari rétractât et pensât; pauper Cbristi effi-
citur, omnia praeter Christum contemnit, mundum relinquit, etc.»
Nous apercevons ici Lazare présenté comme le type du pauvre de
Jésus-Christ ; et aujourd'hui encore quiconque aura passé quel-
ques jours dans la ville d'Amiens, doit avoir remarqué que les
mendiants y emploient fréquemment cette recommandation pour
solliciter une aumône, disant dans leur demi-patois : Ayez pitié
de ces pauvres Mots Lazares. On voit que les Lazzaroni de l'Italie
ne sont pas l'unique vestige des Lazari (ou ladres) et des miselli
(ou messeaux) du moyen âge.
(2) Tertullian., de Anima, 7. «... Et quid illic Lazari nomen,
si non in veritate res ? »
Cs. Iren., libr. IV, 2; II, 34 (p. 229, 168). — Clem. Alexandr.,
Pœdagog., libr. II, 10 (p. i3i, t. I).— Ambros., in Luc. (XVI, 19,
sqq.), libr. VIII(t. I, —Etc. Saint Chrysostome, parlant à
diverses reprises de ce passage de saint Luc, l'appelle tantôt his-
toire, tantôt parabole, et en rappelle plusieurs fois les circons-
tances comme s'il s'agissait de faits réels.
Cs. Molanus, de Hist. ss. imag., cap. 23 (ed. cit., p. 519, sqq.).—
Baron., Annal. Eccl., A. 33, XXXIX.—Maldonad., in h. I. — Etc.
(3) Luc. XII, 16—21. Les quatre chapitres qui, dans le texte
de l'évangéliste, séparent ce trait et l'histoire de Lazare, n'ont
pas arrêté le peintre; et vraiment le dernier verset de ce prélude
le rattache très-naturellement aux faits qui vont suivre dans la
verrière. Saint Chrysostome (de Lazaro, conc. II; 3, t. I, 729) ne
fait pas difficulté d'adopter cette même réunion, mais c'était du
moins un complément fort bien choisi pour faire ressortir la folle
sécurité du mauvais riche. Cs. Augustin, serm. CVII, 5,6(t. V, 551, sq.).
(4) Nous verrons bientôt la signification de ce mot, quand
nous ferons l'inventaire du mobilier laissé par Lazare en mourant.
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PLANCHE NEUVIEME. — LE MAUVAIS RICHE.
140. L'histoire de Lazare et du riche èpulon, comme parlaient nos pères, est-elle une parabole pro-
prement dite, où l'instruction repose sur un enseignement moral revêtu de formes historiques imagi-
naires, ou bien doit-on la tenir pour un récit de faits réels appliqués à l'instruction des auditeurs?
Cette discussion nous intéresserait assez peu si nous ne trouvions le personnage de Lazare pris au
sérieux par le moyen âge. On sait assez que saint Lazare, transformé souvent en saint Ladre, a donné
son nom à un ordre de chevalerie institué pour prendre soin des lépreux, aux ladreries ou léprose-
ries, etc. (1). En admettant la réalité historique des personnages indiqués dans cette narration, le
moyen âge pouvait se réclamer de Tertullien(2), de saint Irénée, de saint Àmbroise et de bien d'autres;
mais, histoire ou parabole, notre verrière n'en reste pas moins ce qu'elle est : une traduction de
l'Évangile. Analysons-la d'après ce modèle.
La signature désigne les maçons, dont la profession est retracée dans les trois petits médaillons du
pied. La scène de construction qui s'aperçoit au milieu du rang supérieur n'appartient plus précisé-
ment à la signature; elle fait partie d'une sorte de prologue emprunté à un autre endroit de saint Luc(3),
et qui occupe toute cette seconde ligne. Les serviteurs, après une abondante moisson, viennent apporter
le grain de la récolte, et le riche commande qu'on lui construise tout exprès d'amples greniers pour
abriter ces richesses inespérées. Mais, au milieu de ces projets, Jésus-Christ lui dit : «Insensé! cette nuit
« on te redemandera ton âme; et ces biens amoncelés pour qui seront-ils? Car tel thésaurise, qui devant
« Dieu n'est point riche.»
La troisième et la quatrième ligne du vitrail ne sont que les diverses faces d'un même groupe,
pour ainsi dire; on y peint la vie joyeuse et désœuvrée du riche épicurien. Tandis qu'une espèce de
valet de chambre, l'aiguière en main, fléchit le genou pour lui donner à laver, on voit que le gour-
mand suit de l'œil, et dirige du geste les préparatifs qui se font à la cuisine. Cependant, sa femme,
suivie d'un estafîer, apporte un vase de parfums pour compléter les préparatifs du repas. Bientôt on
est à table, et deux pages apportent, avec une ostentation fort sérieuse, des vases couverts qui vont
prendre place parmi les autres pièces du service. Le pauvre se présente à la porte pour obtenir quelques
restes de ce festin; et porte sa cliquette (4) devant ses lèvres, comme pour épargner même au riche
voluptueux le dégoût que pourrait lui inspirer le souffle d'un misérable. Mais il ne réussit point à api-
toyer le Sybarite, qui ne voit dans ce spectacle qu'un objet d'horreur, quoique la maîtresse de la
maison semble éprouver quelques mouvements d'une stérile commisération; et les chiens seuls paraissent
prendre part à la détresse du pauvre lépreux, en s'avançant sur le seuil pour lécher ses plaies.
(i) Saint Lazare était devenu la personnification ennoblie de
tous les pauvres souffreteux : des lépreux, des mendiants, des
privations acceptées ou embrassées pour Dieu, etc. Dans les do-
cuments de la fondation du Val des Ecoliers en 1201 (ap. du Bou-
lai, Hist. universit. Paris., t. III, p. 17), nous voyons ce souvenir
remuer profondément l'âme de maître Frédéric, docteur en droit
canon, quand il a connaissance du genre de vie qu'allaient entre-
prendre les fondateurs de cet établissement. «Quid agit devotus
episcopus Catalaunensis? Se cogitât esse moriturum, diem cala-
mitatis sub corde tacita mente revolvit; supplicia epulonis divitis
et prœmia pauperis Lazari rétractât et pensât; pauper Cbristi effi-
citur, omnia praeter Christum contemnit, mundum relinquit, etc.»
Nous apercevons ici Lazare présenté comme le type du pauvre de
Jésus-Christ ; et aujourd'hui encore quiconque aura passé quel-
ques jours dans la ville d'Amiens, doit avoir remarqué que les
mendiants y emploient fréquemment cette recommandation pour
solliciter une aumône, disant dans leur demi-patois : Ayez pitié
de ces pauvres Mots Lazares. On voit que les Lazzaroni de l'Italie
ne sont pas l'unique vestige des Lazari (ou ladres) et des miselli
(ou messeaux) du moyen âge.
(2) Tertullian., de Anima, 7. «... Et quid illic Lazari nomen,
si non in veritate res ? »
Cs. Iren., libr. IV, 2; II, 34 (p. 229, 168). — Clem. Alexandr.,
Pœdagog., libr. II, 10 (p. i3i, t. I).— Ambros., in Luc. (XVI, 19,
sqq.), libr. VIII(t. I, —Etc. Saint Chrysostome, parlant à
diverses reprises de ce passage de saint Luc, l'appelle tantôt his-
toire, tantôt parabole, et en rappelle plusieurs fois les circons-
tances comme s'il s'agissait de faits réels.
Cs. Molanus, de Hist. ss. imag., cap. 23 (ed. cit., p. 519, sqq.).—
Baron., Annal. Eccl., A. 33, XXXIX.—Maldonad., in h. I. — Etc.
(3) Luc. XII, 16—21. Les quatre chapitres qui, dans le texte
de l'évangéliste, séparent ce trait et l'histoire de Lazare, n'ont
pas arrêté le peintre; et vraiment le dernier verset de ce prélude
le rattache très-naturellement aux faits qui vont suivre dans la
verrière. Saint Chrysostome (de Lazaro, conc. II; 3, t. I, 729) ne
fait pas difficulté d'adopter cette même réunion, mais c'était du
moins un complément fort bien choisi pour faire ressortir la folle
sécurité du mauvais riche. Cs. Augustin, serm. CVII, 5,6(t. V, 551, sq.).
(4) Nous verrons bientôt la signification de ce mot, quand
nous ferons l'inventaire du mobilier laissé par Lazare en mourant.
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