L'ART DU BOIS
LES ÉCOLES FRANÇAISES AU XVIe SIÈCLE'
(suite)
NORMANDIE
Claude de Seyssel, écrivant en i5o8 Y Histoire de Louis XII, observe que
« pour un gros et riche négociant que l'on trouvoit à Rouen du temps du roy
Louis XI, on en trouve aujourd'hui cinquante », et il ajoute : « L'on void géné-
ralement par tout le royaume bâtir de grands édifices, tant publics que particu-
liers, et sont plains de dorures, non pas les planchers tant seulement et les
murailles qui sont par le dedans, mais les couvertures, les toits, les tours et les
statues qui sont au dehors. Et si sont les maisons meublées de toutes choses
plus somptueusement que jamais ne furent. » Dans cet épanouissement de la
Renaissance, la Normandie a une part exceptionnelle. La découverte de l'Amé-
rique, en imprimant une activité nouvelle au trafic d'outre-mer, décuplait la
fortune de la province. Les armateurs de Rouen et de Dieppe se'faisaient bâtir
des logis superbes et menaient train de princes ; partout s'élevaient à grands
frais des églises, des abbayes, des manoirs, des fontaines magnifiques. Et telle
était la renommée des huehiers normands, que les plus riches bourgeois faisaient
faire leurs maisons en pans de bois garnis de panneaux de menuiserie sculptés.
Le millionnaire Ango lui-même, qui voulait que sa demeure fût la plus belle du
royaume, se fit bâtir à Dieppe une maison de bois avec une façade de chêne
couverte de sculptures depuis le soubassement jusqu'au sommet des lucarnes ; à
l'intérieur, les salles étaient revêtues de plafonds et de lambris dorés encadrant
les peintures des plus grands maîtres. Cent ans plus tard, le cardinal Barberini,
visitant l'ancien logis du grand armateur, s'écriait avec enthousiasme : Nunquam
vidi domum ligneam pulchriorem.
La mode des constructions de bois persista jusqu'à l'ordonnance de Blois
(1579); mais sa période la plus brillante commence avec Louis XII pour finir
avec François Ier. Il y a soixante ans, les villes de Rouen, de Caen, de Lisieux
renfermaient encore un grand nombre de maisons curieusement travaillées ; ces
beaux restes de la menuiserie normande avaient survécu malgré les guerres,
les incendies et l'invasion des amateurs anglais, qui s'étaient abattus sur la
Normandie aussitôt après la Révolution, enlevant les meubles, tentures, vitraux,
statues et boiseries. Aujourd'hui la plupart de ces maisons ont disparu, grâce aux
percements et aux alignements de la civilisation moderne.
Secondée par une prospérité commerciale sans exemple, la Renaissance nor-
mande eut encore le privilège d'être patronnée par un archevêque passionné
pour les arts et puissamment riche. L'illustre George d'Amboise connaissait l'Italie
Normandie.
Montant d'une maison pour y avoir longtemps séjourné ; en confiant à des artistes français les embel-
de bois, ù Rouen. Hssements de son palais de Rouen et la construction de son château de Gaillon,
Dessin dé Maurice Deville. 1
il atteste une fois de plus le talent et la vogue de nos vieux maîtres. Parmi
les vingt et un menuisiers du château, on ne trouve pas un Italien2; le plus en évidence est un
Rouennais, Colin Castille, maître menuisier de la cathédrale de Rouen et de l'abbaye de Saint-
1. Voir l'Art, 13" année, tome II, page 110.
2. Deville, Comptes de Gaillon, XIII.
LES ÉCOLES FRANÇAISES AU XVIe SIÈCLE'
(suite)
NORMANDIE
Claude de Seyssel, écrivant en i5o8 Y Histoire de Louis XII, observe que
« pour un gros et riche négociant que l'on trouvoit à Rouen du temps du roy
Louis XI, on en trouve aujourd'hui cinquante », et il ajoute : « L'on void géné-
ralement par tout le royaume bâtir de grands édifices, tant publics que particu-
liers, et sont plains de dorures, non pas les planchers tant seulement et les
murailles qui sont par le dedans, mais les couvertures, les toits, les tours et les
statues qui sont au dehors. Et si sont les maisons meublées de toutes choses
plus somptueusement que jamais ne furent. » Dans cet épanouissement de la
Renaissance, la Normandie a une part exceptionnelle. La découverte de l'Amé-
rique, en imprimant une activité nouvelle au trafic d'outre-mer, décuplait la
fortune de la province. Les armateurs de Rouen et de Dieppe se'faisaient bâtir
des logis superbes et menaient train de princes ; partout s'élevaient à grands
frais des églises, des abbayes, des manoirs, des fontaines magnifiques. Et telle
était la renommée des huehiers normands, que les plus riches bourgeois faisaient
faire leurs maisons en pans de bois garnis de panneaux de menuiserie sculptés.
Le millionnaire Ango lui-même, qui voulait que sa demeure fût la plus belle du
royaume, se fit bâtir à Dieppe une maison de bois avec une façade de chêne
couverte de sculptures depuis le soubassement jusqu'au sommet des lucarnes ; à
l'intérieur, les salles étaient revêtues de plafonds et de lambris dorés encadrant
les peintures des plus grands maîtres. Cent ans plus tard, le cardinal Barberini,
visitant l'ancien logis du grand armateur, s'écriait avec enthousiasme : Nunquam
vidi domum ligneam pulchriorem.
La mode des constructions de bois persista jusqu'à l'ordonnance de Blois
(1579); mais sa période la plus brillante commence avec Louis XII pour finir
avec François Ier. Il y a soixante ans, les villes de Rouen, de Caen, de Lisieux
renfermaient encore un grand nombre de maisons curieusement travaillées ; ces
beaux restes de la menuiserie normande avaient survécu malgré les guerres,
les incendies et l'invasion des amateurs anglais, qui s'étaient abattus sur la
Normandie aussitôt après la Révolution, enlevant les meubles, tentures, vitraux,
statues et boiseries. Aujourd'hui la plupart de ces maisons ont disparu, grâce aux
percements et aux alignements de la civilisation moderne.
Secondée par une prospérité commerciale sans exemple, la Renaissance nor-
mande eut encore le privilège d'être patronnée par un archevêque passionné
pour les arts et puissamment riche. L'illustre George d'Amboise connaissait l'Italie
Normandie.
Montant d'une maison pour y avoir longtemps séjourné ; en confiant à des artistes français les embel-
de bois, ù Rouen. Hssements de son palais de Rouen et la construction de son château de Gaillon,
Dessin dé Maurice Deville. 1
il atteste une fois de plus le talent et la vogue de nos vieux maîtres. Parmi
les vingt et un menuisiers du château, on ne trouve pas un Italien2; le plus en évidence est un
Rouennais, Colin Castille, maître menuisier de la cathédrale de Rouen et de l'abbaye de Saint-
1. Voir l'Art, 13" année, tome II, page 110.
2. Deville, Comptes de Gaillon, XIII.