Paris, le 15 décembre 1858.
A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE LA GAZETTE DES BÊAUX-ARTS
Monsieur,
Il devrait être loin de nous, ce temps où les artistes formaient une
société à part, un petit monde étranger aux choses de la vie commune,
recherché par les grands du siècle, craint à l'égal d'un fléau par l'honnête
et paisible bourgeois.
Cet artiste, bohémien civilisé, vivant au jour le jour, voisin du luxe et
de la misère, travaillant on ne sait quand, et produisant on ne sait où ni
comment des chefs-d'œuvre, entre un déjeuner chez Véfour et un bal de
l'Opéra, joueur, immoral et plein de cœur, sceptique et dévoué, léger et
profond, railleur et sensible ; ce paradoxe vivant n'existe plus... que dans
les vaudevilles ; croyons qu'il est essentiellement utile aux dénoûments...
A-t-il jamais existé ailleurs que dans la tête des romanciers ou des poètes?
Ces messieurs des lettres nous font l'honneur de nous peindre au phy-
sique et au moral comme des originaux supportant difficilement la con-
trainte; ils veulent bien nous donner un front pâle, des cheveux abondants
et mal peignés,des sentiments généreux, mais parfois hors de saison; ils
nous placent au milieu d'une boutique de bric-à-brac, peignant ou dessi-
nant, entourés d'amis qui chantent, jouent de la guitare, prennent du
chocolat et font des armes. A les croire, nous payons mal nos propriétaires,
nous sommes les ennemis naturels des épiciers, nous attendons les som-
mations bleues et rouges pour envoyer nos douzièmes chez le percepteur,
et les petites misères de la vie nous agacent les nerfs ; la grisette mo-
deste et dévouée (autre fiction des poètes) ou la grande dame, sont les
seules femmes capables de nous distraire de nos préoccupations d'artistes...
Pour la foule, depuis 1820, les musiciens, peintres, sculpteurs et un peu
les architectes, rentrent plus ou moins dans cette donnée. Pendant le der-
nier siècle, on les plaçait habituellement au cabaret en assez mauvaise com-
pagnie ; leurs bas étaient troués, leurs habits mûrs, leur jabot en désordre
et taché de vin. Je laisse au dernier siècle la responsabilité de ses apprécia-
tions, quoique Joseph Vernet fût homme de bonne compagnie, vivant à peu
A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE LA GAZETTE DES BÊAUX-ARTS
Monsieur,
Il devrait être loin de nous, ce temps où les artistes formaient une
société à part, un petit monde étranger aux choses de la vie commune,
recherché par les grands du siècle, craint à l'égal d'un fléau par l'honnête
et paisible bourgeois.
Cet artiste, bohémien civilisé, vivant au jour le jour, voisin du luxe et
de la misère, travaillant on ne sait quand, et produisant on ne sait où ni
comment des chefs-d'œuvre, entre un déjeuner chez Véfour et un bal de
l'Opéra, joueur, immoral et plein de cœur, sceptique et dévoué, léger et
profond, railleur et sensible ; ce paradoxe vivant n'existe plus... que dans
les vaudevilles ; croyons qu'il est essentiellement utile aux dénoûments...
A-t-il jamais existé ailleurs que dans la tête des romanciers ou des poètes?
Ces messieurs des lettres nous font l'honneur de nous peindre au phy-
sique et au moral comme des originaux supportant difficilement la con-
trainte; ils veulent bien nous donner un front pâle, des cheveux abondants
et mal peignés,des sentiments généreux, mais parfois hors de saison; ils
nous placent au milieu d'une boutique de bric-à-brac, peignant ou dessi-
nant, entourés d'amis qui chantent, jouent de la guitare, prennent du
chocolat et font des armes. A les croire, nous payons mal nos propriétaires,
nous sommes les ennemis naturels des épiciers, nous attendons les som-
mations bleues et rouges pour envoyer nos douzièmes chez le percepteur,
et les petites misères de la vie nous agacent les nerfs ; la grisette mo-
deste et dévouée (autre fiction des poètes) ou la grande dame, sont les
seules femmes capables de nous distraire de nos préoccupations d'artistes...
Pour la foule, depuis 1820, les musiciens, peintres, sculpteurs et un peu
les architectes, rentrent plus ou moins dans cette donnée. Pendant le der-
nier siècle, on les plaçait habituellement au cabaret en assez mauvaise com-
pagnie ; leurs bas étaient troués, leurs habits mûrs, leur jabot en désordre
et taché de vin. Je laisse au dernier siècle la responsabilité de ses apprécia-
tions, quoique Joseph Vernet fût homme de bonne compagnie, vivant à peu