3io
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
tout dru de ton et de substance, puissamment modelé en pleine lumière sur
le crépi d’un mur, et frugal, modeste, intime comme un Chardin, la Jeune
fille épluchant des pommes ; à côté de la Servante endormie de Vermeer, avec
sa superbe nature morte prépondérante, une des peintures les plus riches
de couleur du maître avant qu’il fût voué au bleu, et avec sa mise en cadre
à bout portant, découpée à même le spectacle, et sa perspective en pente
raide, celle qui justifie le mieux le rapprochement, si souvent noté, entre
Vermeer et l’impressionnisme. Des quelque trente-huit tableaux de Vermeer,
l’un des neuf ravis par l’Amérique1, dont quatre dans les musées de New-York,
contre notre petite et solitaire Dentellière du Louvre : le Metropolitan possède
encore la Dame à l'cdguière, et, de l’autre côté de la Cinquième Avenue, au
musée Frick, on trouve une Leçon de chant et le Soldat et la fille qui rit.
Le Jeune couple dans un intérieur, par l’autre maître de Delft, Pieter de
Hooch, une dame et un cavalier prêts à sortir pour la promenade, tableau
d’esprit rembranesque, avec des jeux d’ombre très animés, est du début de
sa seconde manière, plus superficielle, où les gens du bel air et les convre-
sations galantes remplacent les petits bourgeois et leur humble vie domesti-
que, vers 1665 d’après Idofstede de Groot, peu avant son établissement à
Amsterdam. Aux dernières années de Ter Borch, installé, sa longue carrière
de voyageur close, à Deventer parmi une société polie où il a trouvé ses
modèles de prédilection, appartient la Dame au théorbe, uu de ces « Concerts »
où l’heure delà musique, la seuleà animer un peu la placidité et le décorum
de son beau monde, a permis au subtil psychologue, au poète secrètement
amoureux des femmes, d’ajouter aux raffinements de métier les plus exquis
les plus délicates nuances de sentiment, et où l’esprit, le goût, le naturel léger,
le charme d’émoi discret, font penser à un Watteau hollandais et bourgeois :
la musicienne, en casaquin de velours lapis garni d’hermine, a les yeux fixés
sur l’élégant visiteur de gris vêtu, négligemment assis sur la table, en rêverie;
entre eux, une montre compte les instants de mélodie. La composition
est une variante du petit tableau de Dresde.
Pour le triumvirat des paysagistes, nulle part on ne trouverait d’œuvres
plus imposantes. Jamais AelbertCuyp2 n’a plus magnifiquement joué du décor
de la Meuse, des mouvements de terrain plongés dans un fluide d’or, des
pelages fauve et ronan sur le couchant, d'un grand ciel humide traversé
d’une gloire entre les écrans flottants des nuées; c’est le nec plus ultra de ses
symphonies de sérénité2. Jamais, quand il abjure le sujet de pratique pour
1. Le Jan Vermeer of Delft de Philip L. Haie (Boston, 1913, p. 246) fournit la liste la
plus complète des Vermeer passés en Amérique.
2. Repr. : E. Michel, La Galerie de M. Rodolphe Kann (Gazette des Beaux-Arts, 1901,
t. I, p. 399).
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
tout dru de ton et de substance, puissamment modelé en pleine lumière sur
le crépi d’un mur, et frugal, modeste, intime comme un Chardin, la Jeune
fille épluchant des pommes ; à côté de la Servante endormie de Vermeer, avec
sa superbe nature morte prépondérante, une des peintures les plus riches
de couleur du maître avant qu’il fût voué au bleu, et avec sa mise en cadre
à bout portant, découpée à même le spectacle, et sa perspective en pente
raide, celle qui justifie le mieux le rapprochement, si souvent noté, entre
Vermeer et l’impressionnisme. Des quelque trente-huit tableaux de Vermeer,
l’un des neuf ravis par l’Amérique1, dont quatre dans les musées de New-York,
contre notre petite et solitaire Dentellière du Louvre : le Metropolitan possède
encore la Dame à l'cdguière, et, de l’autre côté de la Cinquième Avenue, au
musée Frick, on trouve une Leçon de chant et le Soldat et la fille qui rit.
Le Jeune couple dans un intérieur, par l’autre maître de Delft, Pieter de
Hooch, une dame et un cavalier prêts à sortir pour la promenade, tableau
d’esprit rembranesque, avec des jeux d’ombre très animés, est du début de
sa seconde manière, plus superficielle, où les gens du bel air et les convre-
sations galantes remplacent les petits bourgeois et leur humble vie domesti-
que, vers 1665 d’après Idofstede de Groot, peu avant son établissement à
Amsterdam. Aux dernières années de Ter Borch, installé, sa longue carrière
de voyageur close, à Deventer parmi une société polie où il a trouvé ses
modèles de prédilection, appartient la Dame au théorbe, uu de ces « Concerts »
où l’heure delà musique, la seuleà animer un peu la placidité et le décorum
de son beau monde, a permis au subtil psychologue, au poète secrètement
amoureux des femmes, d’ajouter aux raffinements de métier les plus exquis
les plus délicates nuances de sentiment, et où l’esprit, le goût, le naturel léger,
le charme d’émoi discret, font penser à un Watteau hollandais et bourgeois :
la musicienne, en casaquin de velours lapis garni d’hermine, a les yeux fixés
sur l’élégant visiteur de gris vêtu, négligemment assis sur la table, en rêverie;
entre eux, une montre compte les instants de mélodie. La composition
est une variante du petit tableau de Dresde.
Pour le triumvirat des paysagistes, nulle part on ne trouverait d’œuvres
plus imposantes. Jamais AelbertCuyp2 n’a plus magnifiquement joué du décor
de la Meuse, des mouvements de terrain plongés dans un fluide d’or, des
pelages fauve et ronan sur le couchant, d'un grand ciel humide traversé
d’une gloire entre les écrans flottants des nuées; c’est le nec plus ultra de ses
symphonies de sérénité2. Jamais, quand il abjure le sujet de pratique pour
1. Le Jan Vermeer of Delft de Philip L. Haie (Boston, 1913, p. 246) fournit la liste la
plus complète des Vermeer passés en Amérique.
2. Repr. : E. Michel, La Galerie de M. Rodolphe Kann (Gazette des Beaux-Arts, 1901,
t. I, p. 399).