N° 20.
31 Octobre 1878.
Vingtième Anne.
JOURNAL
ET
DES BEAUX-ARTS
DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR : M. Ad. SIRET. paraissant deux fois par mois. ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE :
MEMBRE DE l’aCADEMIE ROY. DE BELGIQUE. ETC. PRIX PAR AN : BELGIQUE : g FRANCS. A S‘-NIC0LAS (BELGIQUE).
_ ÉTRANGER : 12 FR.
SOMMAIRE. Belgique : Le salsn de Bruxelles. —
Ypriani. ■—• Crispinus Van den Broeck. — Les
tableaux des collèges supprimés. — France :
Exposition universelle, procédé Ranvier.— Chro-
nique générale. — Programme. — Dictionnaire
des peintres. — Annonces.
LE SALON DE BRUXELLES.
(suite.)
Le Témoin de Waterloo par Heyermans,
est une scène d’intérieur rendue d’une façon
émue et avec beaucoup d’intelligence. L’ar-
tiste a un tact tout particulier pour circon-
scrire ses sujets dans un milieu réservé et
sympathique. Ses personnages sont en nom-
bre suffisant pour produire les contrastes
exigés, les détails sont sobres et ne distraient
point le spectateur, rien de superflu n’entrave
sa toile et il sait diriger l'intérêt du drame.
Joignez à cela un coloris plein, facile et nulle-
ment préoccupé de se distinguer par sa tech-
nique et vous aurez l’explication du charme
qu’on éprouve devant les œuvres d’un artiste
qui sait donner à de vieux sujets une fraî-
cheur et une saveur toutes spéciales. Instinc-
tivement il nous fait songer à Eugène De
Block dont le coloris est plus puissant mais
qui semble avoir inspiré notre artiste. A
propos de De Block je rencontre de lui au
salon un joli Retour de pêche peu important
comme dimension mais d’une tonalité saine
et robuste qui fait plaisir à voir.
Je me retrouve par hasard devant Y Ense-
velissement du Christ de Bonet dont j’ai
parlé trop sommairement : j’y reviens avec
plaisir pour louer hautement l’auteur d’y
avoir introduit quelques personnages traités
grandement et savamment. La Vierge est
une création heureuse : drapée dans le man-
teau bleu aux plis abondants et sevères, elle
contemple, dans une douleur profonde, le
corps de son fils. Vers la droite la Madeleine
agenouillée est également une création réus-
sie et un type charmant : d’autres types très
heureux encore meublent cette partie de
l’œuvre de M. Bonet où je n’aurais guère à
reprendre que l’épaule gauche du Christ se
détachant un peu durement du fond. C’est
en somme une des belles pages religieuses
du salon et que recommande l’aisance de sa
composition non moins que son coloris d’un
ton harmonieux. Je ne saurais en dire autant
de M. Frédéric qui a peint le Couronnement
d’épines dans un ton violent tel qu’on dirait
un travail où le feu se mêle au cuivre. C’est
grand dommage, cette coloration outrée nuit
au mérite de l’artiste qui ne me parait pas le
premier venu. Son grand tableau Y Enfant
prodigue est composé maladroitement et
dans un parti pris de lumière tranchante
tout à fait désagréable. Cependant, soyons
juste, dans les défauts même de cette toile je
rencontre un tempérament jordanesque avec
lequel il faudra peut-être compter un jour.
De M. Bourlard le salon possède des por-
traits sur lesquels l’attention s’est vivement
portée. Ceux de deux jeunes filles couchées
sur un divan au milieu de peaux de fauves,
sont d’opulentes peintures où se révèle un
pinceau leste et brillant L’artiste est un des-
sinateur élégant et facile; il sait jeter ses
étoffes, il sait harmoniser les plis et y jeter à
pleines mains cette poésie linéaire dont les
esprits délicats comprennent et subissent l’in-
fluence Ses modèles sont charmants mais
peut-être aurais-je voulu pour la plus jeune
une pose moins mutine ; l’attrait sérieux de
son visage contraste avec le mouvement du
corps tel qu’il est accentué vers le bas. Un
portrait d’homme, en pied, d’une rare élé-
gance, est également dû à M. Bourlard et
lui vaut un succès mérité. C’est presqu’un
tableau d’histoire tant l’artiste a su lui impri-
mer de mouvement et d’intérêt : ainsi com-
pris le portrait en pied pourrait reconquérir
la vogue qu’il avait au temps de Van Dyck
qui malgré son talent eut été bien embarrassé
de faire un chef-d’œuvre populaire avec notre
queue de morue, notre tuyau de poêle et nos
manchettes de fer blanc. Je félicite M. Bour-
lard de son contingent au salon de 1878 et
de son succès. Nous verrons celui-ci bientôt
constaté par ses imitateurs.
L'Episode de la guerre d’Orient de M .Tyt-
gadt a des qualités sérieuses mais cela ne vibre
pas. L’intérêt est absent. Cet artiste fait par-
tie de cette petite pléiade gantoise que nous
suivons avec sollicitude et qui à chaque ex-
position brille davantage. M. Tytgadt reste
un peu en arrière. Allons ! un bon mouve-
ment, moins de préoccupation dans la re-
cherche de la forme et un peu plus dans celle
de la poésie. C’est ainsi du moins que nous
comprenons l’art. Comme consécration de
cette manière de penser, nous ne voyons per-
sonne dont la réputation se soit solidement
assise, qui n’ait suivi cette voie vieille comme
le monde du reste et où il faut absolument
rentrer quand on a eu le malheur ou la vel-
léité d’en sortir. Mlle Abbema, elle, essaie
de faire du neuf et nous donne une peinture
d’à-peu-près représentant une jeune fille pas
mal plâtrée, les cheveux bêtement coupés à
la chien, au-dessus des sourcils, les yeux
comme des portes-cochère sans lumière, et
une bouche aux lèvres barbouillées d’un
rouge groseille sorti du petit pot. Elle est
frêle, cette petite enfant, insignifiante par
elle-même et elle ne doit l’intérêt qu’elle
inspire qu’à une brassée de lilas blancs pla-
quée contre sa chétive poitrine. Je suis loin
de vouloir insinuer qu’il n’y ait pas là du
talent mais c’est un talent qui manque de
robusticité ; c’est du colcream et de la pou-
dre de riz, parfum et nuage, une ombre de
femme dont on ne voit pas le corps. J’avoue
ne pas avoir vu Gardénia, de la même ar-
iste. Espérons que c’est moins futile. M. An-
thony a de la distinction et il possède une
palette harmonieuse visant à certains tons
neutres réséda. Son Futur héros a du cachet
mais son fond de tapisserie semble envahir
tout le tableau. Le futur héros est bon, la
mère un peu insignifiante. Dans la femme
qui va se promener il y a de la finesse et de
la distinction. M. Blommers peint de plus
en plus sommairement ; il finira par ne plus
peindre du tout croyant avoir posé de la cou-
leur sur son panneau. Ce sera un genre de
daltonisme nouveau. La Mouette de M. Bre-
ton est là pour mémoire, je suppose; le salon
méritait mieux que cela. Le Bain de M. Bur-
gers est drôle : cette femme verdâtre, nue
comme un ver, est mollement modelée. Le
Dimanche de M. Cap n’est pas un produit très
fort de son imagination, c’est proprement
peint mais c’est absolument tout. Le por-
trait, du même, vaut mieux ; il y a là un fond
ravissant qui est une vraie trouvaille. Le
portrait en lui-même est charmant, finement
et spirituellement touché. M. Cap tombe
sans le savoir, peut être, dans le genre d;
Gonzales Coques. On pourrait être séduit
moins fructueusement. M. Ceriez a entre-
pris un Marché aux fleurs dont chaque
groupe considéré isolément est, de tous
points, réussi, mais l’ensemble manque de
31 Octobre 1878.
Vingtième Anne.
JOURNAL
ET
DES BEAUX-ARTS
DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR : M. Ad. SIRET. paraissant deux fois par mois. ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE :
MEMBRE DE l’aCADEMIE ROY. DE BELGIQUE. ETC. PRIX PAR AN : BELGIQUE : g FRANCS. A S‘-NIC0LAS (BELGIQUE).
_ ÉTRANGER : 12 FR.
SOMMAIRE. Belgique : Le salsn de Bruxelles. —
Ypriani. ■—• Crispinus Van den Broeck. — Les
tableaux des collèges supprimés. — France :
Exposition universelle, procédé Ranvier.— Chro-
nique générale. — Programme. — Dictionnaire
des peintres. — Annonces.
LE SALON DE BRUXELLES.
(suite.)
Le Témoin de Waterloo par Heyermans,
est une scène d’intérieur rendue d’une façon
émue et avec beaucoup d’intelligence. L’ar-
tiste a un tact tout particulier pour circon-
scrire ses sujets dans un milieu réservé et
sympathique. Ses personnages sont en nom-
bre suffisant pour produire les contrastes
exigés, les détails sont sobres et ne distraient
point le spectateur, rien de superflu n’entrave
sa toile et il sait diriger l'intérêt du drame.
Joignez à cela un coloris plein, facile et nulle-
ment préoccupé de se distinguer par sa tech-
nique et vous aurez l’explication du charme
qu’on éprouve devant les œuvres d’un artiste
qui sait donner à de vieux sujets une fraî-
cheur et une saveur toutes spéciales. Instinc-
tivement il nous fait songer à Eugène De
Block dont le coloris est plus puissant mais
qui semble avoir inspiré notre artiste. A
propos de De Block je rencontre de lui au
salon un joli Retour de pêche peu important
comme dimension mais d’une tonalité saine
et robuste qui fait plaisir à voir.
Je me retrouve par hasard devant Y Ense-
velissement du Christ de Bonet dont j’ai
parlé trop sommairement : j’y reviens avec
plaisir pour louer hautement l’auteur d’y
avoir introduit quelques personnages traités
grandement et savamment. La Vierge est
une création heureuse : drapée dans le man-
teau bleu aux plis abondants et sevères, elle
contemple, dans une douleur profonde, le
corps de son fils. Vers la droite la Madeleine
agenouillée est également une création réus-
sie et un type charmant : d’autres types très
heureux encore meublent cette partie de
l’œuvre de M. Bonet où je n’aurais guère à
reprendre que l’épaule gauche du Christ se
détachant un peu durement du fond. C’est
en somme une des belles pages religieuses
du salon et que recommande l’aisance de sa
composition non moins que son coloris d’un
ton harmonieux. Je ne saurais en dire autant
de M. Frédéric qui a peint le Couronnement
d’épines dans un ton violent tel qu’on dirait
un travail où le feu se mêle au cuivre. C’est
grand dommage, cette coloration outrée nuit
au mérite de l’artiste qui ne me parait pas le
premier venu. Son grand tableau Y Enfant
prodigue est composé maladroitement et
dans un parti pris de lumière tranchante
tout à fait désagréable. Cependant, soyons
juste, dans les défauts même de cette toile je
rencontre un tempérament jordanesque avec
lequel il faudra peut-être compter un jour.
De M. Bourlard le salon possède des por-
traits sur lesquels l’attention s’est vivement
portée. Ceux de deux jeunes filles couchées
sur un divan au milieu de peaux de fauves,
sont d’opulentes peintures où se révèle un
pinceau leste et brillant L’artiste est un des-
sinateur élégant et facile; il sait jeter ses
étoffes, il sait harmoniser les plis et y jeter à
pleines mains cette poésie linéaire dont les
esprits délicats comprennent et subissent l’in-
fluence Ses modèles sont charmants mais
peut-être aurais-je voulu pour la plus jeune
une pose moins mutine ; l’attrait sérieux de
son visage contraste avec le mouvement du
corps tel qu’il est accentué vers le bas. Un
portrait d’homme, en pied, d’une rare élé-
gance, est également dû à M. Bourlard et
lui vaut un succès mérité. C’est presqu’un
tableau d’histoire tant l’artiste a su lui impri-
mer de mouvement et d’intérêt : ainsi com-
pris le portrait en pied pourrait reconquérir
la vogue qu’il avait au temps de Van Dyck
qui malgré son talent eut été bien embarrassé
de faire un chef-d’œuvre populaire avec notre
queue de morue, notre tuyau de poêle et nos
manchettes de fer blanc. Je félicite M. Bour-
lard de son contingent au salon de 1878 et
de son succès. Nous verrons celui-ci bientôt
constaté par ses imitateurs.
L'Episode de la guerre d’Orient de M .Tyt-
gadt a des qualités sérieuses mais cela ne vibre
pas. L’intérêt est absent. Cet artiste fait par-
tie de cette petite pléiade gantoise que nous
suivons avec sollicitude et qui à chaque ex-
position brille davantage. M. Tytgadt reste
un peu en arrière. Allons ! un bon mouve-
ment, moins de préoccupation dans la re-
cherche de la forme et un peu plus dans celle
de la poésie. C’est ainsi du moins que nous
comprenons l’art. Comme consécration de
cette manière de penser, nous ne voyons per-
sonne dont la réputation se soit solidement
assise, qui n’ait suivi cette voie vieille comme
le monde du reste et où il faut absolument
rentrer quand on a eu le malheur ou la vel-
léité d’en sortir. Mlle Abbema, elle, essaie
de faire du neuf et nous donne une peinture
d’à-peu-près représentant une jeune fille pas
mal plâtrée, les cheveux bêtement coupés à
la chien, au-dessus des sourcils, les yeux
comme des portes-cochère sans lumière, et
une bouche aux lèvres barbouillées d’un
rouge groseille sorti du petit pot. Elle est
frêle, cette petite enfant, insignifiante par
elle-même et elle ne doit l’intérêt qu’elle
inspire qu’à une brassée de lilas blancs pla-
quée contre sa chétive poitrine. Je suis loin
de vouloir insinuer qu’il n’y ait pas là du
talent mais c’est un talent qui manque de
robusticité ; c’est du colcream et de la pou-
dre de riz, parfum et nuage, une ombre de
femme dont on ne voit pas le corps. J’avoue
ne pas avoir vu Gardénia, de la même ar-
iste. Espérons que c’est moins futile. M. An-
thony a de la distinction et il possède une
palette harmonieuse visant à certains tons
neutres réséda. Son Futur héros a du cachet
mais son fond de tapisserie semble envahir
tout le tableau. Le futur héros est bon, la
mère un peu insignifiante. Dans la femme
qui va se promener il y a de la finesse et de
la distinction. M. Blommers peint de plus
en plus sommairement ; il finira par ne plus
peindre du tout croyant avoir posé de la cou-
leur sur son panneau. Ce sera un genre de
daltonisme nouveau. La Mouette de M. Bre-
ton est là pour mémoire, je suppose; le salon
méritait mieux que cela. Le Bain de M. Bur-
gers est drôle : cette femme verdâtre, nue
comme un ver, est mollement modelée. Le
Dimanche de M. Cap n’est pas un produit très
fort de son imagination, c’est proprement
peint mais c’est absolument tout. Le por-
trait, du même, vaut mieux ; il y a là un fond
ravissant qui est une vraie trouvaille. Le
portrait en lui-même est charmant, finement
et spirituellement touché. M. Cap tombe
sans le savoir, peut être, dans le genre d;
Gonzales Coques. On pourrait être séduit
moins fructueusement. M. Ceriez a entre-
pris un Marché aux fleurs dont chaque
groupe considéré isolément est, de tous
points, réussi, mais l’ensemble manque de