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LA CHRONIQUE DES ARTS
chaient pas à exprimer l'âme des sujets sacrés
qu'ils étaient obligés de traiter » (p. 21). Et, on
vérité, nous en avons bien souvent, l'impression
pénible, des tableaux religieux ne sont que des
tableaux peints avec une science, avec un métier
impeccable, mais ce ne sont quo des tableaux, et
nous restons on face d'eux assez calmes.
M. Mesnil me semble sévère lorsqu'il explique
l'heureux succès de certaines peintures flamandes
(portraits) par le fait qu'elles « rendent fidèlement
l'apparence extérieure, suivent la nature trait pour
trait, donnent aux yeux un certain éclat humide »,
que « l'image de l'objet prend l'apparence de l'ob-
jet même » (p. 26). La beauté des portraits fla-
mands, comme de tous les portraits dignes de ce
titre, ne consiste-t-elle pas en ceci que le peintre
a fait une étude d'âme, une synthèse de caractère,
et qu'il est parvenu par un prodige de simplifica-
tion à ne traduire que l'indispensable réel pour
atteindre jusqu'à l'invisible et au mystère du cœur?
M. Mesnil observe dans un autre chapitre, et
cela ne contredit point à ce que jo viens d'écrire,
que la peinture flamande dérive de la miniature,
tandis que « les Italiens, généralement habitués à
faire de la fresque, qui exige un travail rapide,
s'attachant surtout aux lignes essentielles, voyaient
grand » (p. 47). Mais l'art de la miniature, parce
que c'est un art de petite dimension, est-il néces-
sairement un art du détail, inliniment minuscule,
et n'a-t-on pas à maintes reprises, constaté que
notre Fouquet, par exemple, concevait ses pages
enluminées comme de vastes tableaux, et que nous
sommes étonnés de la disproportion entre la taille
des œuvres, et leur majesté souveraine ?
Avec beaucoup de finesse, M. Mesnil marque la
différence entre « l'impression d'immobilité qui se
dégage d'une œuvre de van Eyck, et la sensation
de mouvement, de vie que donne l'œuvre de Ma-
saccio ». Mais, aussi bien, l'immobilité dans les
tableaux flamands est-elle uniquement due à
l'inexpérience des artistes ? Et ne faut-il pas se
rappeler ce que dit ailleurs l'auteur : « Les Flamands
ne sont point naturellement doués d'un grand génie
dramatique... Doivent-ils exposer une action, ils
sont portés à substituer au drame visible le drame
interne, au jeu des passions qui s'exhalent au
dehors, l'expression sourde des conflits qui fermen-
tent au fond des consciences. » M. Mesnil constate
qu'à cause de leur désir de styliser, il y a un « rien
de convention » de la part des Italiens, alors qu'il
n'y en a pas en Flandre, parce que l'expression
l'emporte sur la forme. D'ailleurs, dans l'admirable
Mort de la Vierr/e de van der Goes, n'y a-t-il
pas à la fois le mouvement extérieur, si je puis
dire, et le mouvement plus intense, plus intradui-
sible qui est produit par les divers états d'àme des
assistants ? Les Italiens savent grouper les per-
sonnages, « satisfaire à la fois notre œil qui exige
un certain degré d'illusion, et notre âme qui aspire
à la beauté ». C'est exact; mais satisfont-ils notre
sensibilité, notre cœur en quête d'émotion et de
tendresse, de joie ou de chagrin?Ils nous enchan-
tent, mais ils ne nous émeuvent pas, ou bien ils ne
nous émeuvent que par la magid de leur art.
M. Mesnil fait vaillamment l'apologie de cet art, de
ce culte do la forme et de la beauté : dès qu'un
geste ou une attitude « sont ambigus ou disgra-
cieux, dès qu'ils contredisent la ligne d'ensemble,
gênent l'ordonnance, rompent l'harmonie, ils doi-
vent être rejetés. » (p. 60.)
Il ne nous est pas loisible d'entrer dans le
détail de la réfutation que fait M. Mesnil de
l'influence, chère à M. Mâle, du théâtre sur l'art du
xv" siècle. L'auteur observe que l'on ne peut parler,
à propos de cette influence quo d'un « renouvelle-
ment de l'iconographie artistique par les Mys-
tères », mais non d'un renouveau d'art proprement
dit, et qu'il y a, comme l'on conçoit, un abîme entre
ces deux conséquences : l'anatomie, la perspective
ont donné à l'art ce qui lui manquait pour pro-
gresser ; les Mystères sont, sans cloute, très étran-
gers à cette ascension vers la lumière (cf. p. 87).
Peut-être serait-il très arbitraire de mesurer et
de délimiter ainsi la prodigieuse importance du
théâtre au xv° siècle. Je l'ai étudiée dans tout ce
qui touche à la littérature française (1), et jo pense
que les arts, et surtout la sculpture, ne sont
redevables à la scène dramatique que du choix et
de la variété des matières. « Ces contacts entre le
théâtre et les arts plastiques n'ont pas exercé une
action prépondérante à un moment déterminé ; ils
ont commencé dès quo le théâtre s'est développé,
et ils ont continué depuis sans interruption»
(p. 104). Soit ; mais au xv» siècle le théâtre, plus
qu'au xiv", malgré les Miracles de Notre-Dame, et
bien plus qu'au nie, acquiert une force considé-
rable, et il faut ne pas l'oublier.
M. Mesnil explique à merveille ce qui se pro-
duisit dans le Nord, au moment de la Renaissance,
qui « apportait tout un ensemble cohérent d'idées,
tout un système de formules artistiques, résultant
d'étudês théoriques et pratiques, poursuivies avec
méthode durant plus d'un siècle » : les artistes
acceptèrent tout d'un coup le dernier mot d'une
théorie dont ils n'avaient pas vu la lente éclosion,
et le système « s'immobilisait entre leurs mains,
et se réduisait en fin de compte à un programme
d'Académie » (p. 112).
Le xvi» siècle fut, entre le xv et le xvn", en
Flandre, un moment de faiblesse, de tâtonnement,
et nous dirions volontiers d'agitation stérile, s'il
n'avait pas été, à cause des progrès techniques,
indispensable à l'avènement de la grande époque
classique libérée des formules, affranchie de l'imi-
tation étrangère.
Ch. Oulmont.
--1--^0-*l!5«a»'"DNO^—»-;-
NÉCROLOGIE
Nous avons lo regret d'enregistrer la mort du
collectionneur Henri Rouart, décédé à Paris, le
4 janvier, à l'âge do soixante dix-huit ans. C'était,
comme son frère Alexis, mort un an avant lui,
un des premiers amateurs de ce temps. Après
avoir passé par l'Ecole polytechnique, il avait di-
rigé pour son compte d'importants établissements
industriels. Mais, en même temps, par goût autant
que par délassement, il s'adonnait à la peinture
et, un dos premiers, s'affiliait au mouvement im-
pressionniste. C'est ainsi qu'il prit part à la pre-
mière exposition du groupe des nouveaux pein-
tres ; ses paysages se distinguaient par leur déli-
catesse d'observation et de facture. Il fut, de même,
un des premiers à collectionner les œuvres de
tous les peintres précurseurs aujourd'hui si en
honneur : Corot (dont il possédait une quarantaine
(1) Cf. Pierre Gringore, Paris, Champion, 1911.
LA CHRONIQUE DES ARTS
chaient pas à exprimer l'âme des sujets sacrés
qu'ils étaient obligés de traiter » (p. 21). Et, on
vérité, nous en avons bien souvent, l'impression
pénible, des tableaux religieux ne sont que des
tableaux peints avec une science, avec un métier
impeccable, mais ce ne sont quo des tableaux, et
nous restons on face d'eux assez calmes.
M. Mesnil me semble sévère lorsqu'il explique
l'heureux succès de certaines peintures flamandes
(portraits) par le fait qu'elles « rendent fidèlement
l'apparence extérieure, suivent la nature trait pour
trait, donnent aux yeux un certain éclat humide »,
que « l'image de l'objet prend l'apparence de l'ob-
jet même » (p. 26). La beauté des portraits fla-
mands, comme de tous les portraits dignes de ce
titre, ne consiste-t-elle pas en ceci que le peintre
a fait une étude d'âme, une synthèse de caractère,
et qu'il est parvenu par un prodige de simplifica-
tion à ne traduire que l'indispensable réel pour
atteindre jusqu'à l'invisible et au mystère du cœur?
M. Mesnil observe dans un autre chapitre, et
cela ne contredit point à ce que jo viens d'écrire,
que la peinture flamande dérive de la miniature,
tandis que « les Italiens, généralement habitués à
faire de la fresque, qui exige un travail rapide,
s'attachant surtout aux lignes essentielles, voyaient
grand » (p. 47). Mais l'art de la miniature, parce
que c'est un art de petite dimension, est-il néces-
sairement un art du détail, inliniment minuscule,
et n'a-t-on pas à maintes reprises, constaté que
notre Fouquet, par exemple, concevait ses pages
enluminées comme de vastes tableaux, et que nous
sommes étonnés de la disproportion entre la taille
des œuvres, et leur majesté souveraine ?
Avec beaucoup de finesse, M. Mesnil marque la
différence entre « l'impression d'immobilité qui se
dégage d'une œuvre de van Eyck, et la sensation
de mouvement, de vie que donne l'œuvre de Ma-
saccio ». Mais, aussi bien, l'immobilité dans les
tableaux flamands est-elle uniquement due à
l'inexpérience des artistes ? Et ne faut-il pas se
rappeler ce que dit ailleurs l'auteur : « Les Flamands
ne sont point naturellement doués d'un grand génie
dramatique... Doivent-ils exposer une action, ils
sont portés à substituer au drame visible le drame
interne, au jeu des passions qui s'exhalent au
dehors, l'expression sourde des conflits qui fermen-
tent au fond des consciences. » M. Mesnil constate
qu'à cause de leur désir de styliser, il y a un « rien
de convention » de la part des Italiens, alors qu'il
n'y en a pas en Flandre, parce que l'expression
l'emporte sur la forme. D'ailleurs, dans l'admirable
Mort de la Vierr/e de van der Goes, n'y a-t-il
pas à la fois le mouvement extérieur, si je puis
dire, et le mouvement plus intense, plus intradui-
sible qui est produit par les divers états d'àme des
assistants ? Les Italiens savent grouper les per-
sonnages, « satisfaire à la fois notre œil qui exige
un certain degré d'illusion, et notre âme qui aspire
à la beauté ». C'est exact; mais satisfont-ils notre
sensibilité, notre cœur en quête d'émotion et de
tendresse, de joie ou de chagrin?Ils nous enchan-
tent, mais ils ne nous émeuvent pas, ou bien ils ne
nous émeuvent que par la magid de leur art.
M. Mesnil fait vaillamment l'apologie de cet art, de
ce culte do la forme et de la beauté : dès qu'un
geste ou une attitude « sont ambigus ou disgra-
cieux, dès qu'ils contredisent la ligne d'ensemble,
gênent l'ordonnance, rompent l'harmonie, ils doi-
vent être rejetés. » (p. 60.)
Il ne nous est pas loisible d'entrer dans le
détail de la réfutation que fait M. Mesnil de
l'influence, chère à M. Mâle, du théâtre sur l'art du
xv" siècle. L'auteur observe que l'on ne peut parler,
à propos de cette influence quo d'un « renouvelle-
ment de l'iconographie artistique par les Mys-
tères », mais non d'un renouveau d'art proprement
dit, et qu'il y a, comme l'on conçoit, un abîme entre
ces deux conséquences : l'anatomie, la perspective
ont donné à l'art ce qui lui manquait pour pro-
gresser ; les Mystères sont, sans cloute, très étran-
gers à cette ascension vers la lumière (cf. p. 87).
Peut-être serait-il très arbitraire de mesurer et
de délimiter ainsi la prodigieuse importance du
théâtre au xv° siècle. Je l'ai étudiée dans tout ce
qui touche à la littérature française (1), et jo pense
que les arts, et surtout la sculpture, ne sont
redevables à la scène dramatique que du choix et
de la variété des matières. « Ces contacts entre le
théâtre et les arts plastiques n'ont pas exercé une
action prépondérante à un moment déterminé ; ils
ont commencé dès quo le théâtre s'est développé,
et ils ont continué depuis sans interruption»
(p. 104). Soit ; mais au xv» siècle le théâtre, plus
qu'au xiv", malgré les Miracles de Notre-Dame, et
bien plus qu'au nie, acquiert une force considé-
rable, et il faut ne pas l'oublier.
M. Mesnil explique à merveille ce qui se pro-
duisit dans le Nord, au moment de la Renaissance,
qui « apportait tout un ensemble cohérent d'idées,
tout un système de formules artistiques, résultant
d'étudês théoriques et pratiques, poursuivies avec
méthode durant plus d'un siècle » : les artistes
acceptèrent tout d'un coup le dernier mot d'une
théorie dont ils n'avaient pas vu la lente éclosion,
et le système « s'immobilisait entre leurs mains,
et se réduisait en fin de compte à un programme
d'Académie » (p. 112).
Le xvi» siècle fut, entre le xv et le xvn", en
Flandre, un moment de faiblesse, de tâtonnement,
et nous dirions volontiers d'agitation stérile, s'il
n'avait pas été, à cause des progrès techniques,
indispensable à l'avènement de la grande époque
classique libérée des formules, affranchie de l'imi-
tation étrangère.
Ch. Oulmont.
--1--^0-*l!5«a»'"DNO^—»-;-
NÉCROLOGIE
Nous avons lo regret d'enregistrer la mort du
collectionneur Henri Rouart, décédé à Paris, le
4 janvier, à l'âge do soixante dix-huit ans. C'était,
comme son frère Alexis, mort un an avant lui,
un des premiers amateurs de ce temps. Après
avoir passé par l'Ecole polytechnique, il avait di-
rigé pour son compte d'importants établissements
industriels. Mais, en même temps, par goût autant
que par délassement, il s'adonnait à la peinture
et, un dos premiers, s'affiliait au mouvement im-
pressionniste. C'est ainsi qu'il prit part à la pre-
mière exposition du groupe des nouveaux pein-
tres ; ses paysages se distinguaient par leur déli-
catesse d'observation et de facture. Il fut, de même,
un des premiers à collectionner les œuvres de
tous les peintres précurseurs aujourd'hui si en
honneur : Corot (dont il possédait une quarantaine
(1) Cf. Pierre Gringore, Paris, Champion, 1911.