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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Malgré ces accidents que je me borne à vous signaler en passant, sans y chercher
de preuves, le fait que je voudrais pour le moment établir est celui-ci : il semble qu’un
équilibre à peu près satisfaisant règne entre les artistes et le public. Au point de vue
matériel, les intérêts sont d’accord ; le goût des arts se répand, se propage et s’accroît
dans la proportion même où se multiplient les besoins de produire; départ et d’autres
on est convenu d’élever les prix; les transactions se font à des conditions si nouvelles
qu’acheteurs et vendeurs sont étonnés, et ce qu’il y a de particulier, c’est que
l'amour-propre de tous a l’air de s’en trouver bien. Au point de vue moral, il n’y a
pas conflit que je sache entre le goût de ceux qui apprécient et la fantaisie de ceux qui
créent. Une influence réciproque, un mouvement de réaction mutuelle, l’atmosphère
commune que nous respirons tous, imprégnée des mômes idées; les courants de la
mode qui nous dirigent; surtout un besoin général de s’entendre, de se comprendre
et de se plaire; un esprit de conciliation propre aux époques fatiguées, et comme une
certaine urbanité de mœurs qui se fait sentir jusque dans les inspirations les plus
libres de l’atelier : — comment tant de causes ou permanentes ou toutes modernes
n’amèneraient-elles pas la fusion la plus cordiale entre un public quasi artiste et des
artistes quasi mondains? Ainsi, on peut dire avec certitude que notre époque aime
sincèrement les arts, et en particulier la peinture, pour bien préciser celui des arts
dont nous vous entretenons. Non seulement on l’a dit, mais on l’écrit, mais on le prouve
par les manifestations d’un intérêt toujours dispos, infatigable, avide, impatient de
nouveautés, magnifique quelquefois, ingénieux souvent, et dont les excès mêmes,
inspirés par la naïveté du sentiment, ne sauraient être pour ce motif ni discutés ni
condamnés par la raison.
Et cependant, messieurs, ne trouvez-vous pas que, dans cet heureux état de pros-
périté, d’entente et de fusion dont je viens de vous tracer le tableau, quelque chose au
fond ne va pas tout à fait bien?
Et n’apercevez-vous pas qu’il y a place ici pour certains doutes? Ces doutes, je
vais essayer de vous les soumettre.
II
On se plaint, on récrimine, on regrette. On voudrait mieux, on demanderait plus.
On dit que les bonnes œuvres sont rares; que les grandes n’existent plus; que le talent
diminue au fur et à mesure qu’il se multiplie ; que le sang des fortes écoles s’appauvrit
à mesure que leur lignée s’accroît ; que les caractères s’émoussent, que les consciences
sont moins austères ; que l’originalité disparaît sous les convenances; on est fatigué du
médiocre, on voudrait du bon. Et pu;s ce flot croissant de productions inquiète,
épouvante; on dit que la curiosité a des bornes, que la plus sincère passion pour les
œuvres de l’esprit veut des temps d’arrêt, des repos, et que cette marée périodique
de six ou sept mille tableaux affluant tous les dix mois au même lieu, se répandant
sur le même public, finira par submerger le goût du beau et par le noyer dans une
inévitable lassitude.
D’autre part, on raisonne ainsi : nous ne sommes pas libres; ce n’est pas nous qui
régissons le goût; nous ne dirigeons rien, on nous gouverne. Les faveurs du public
sont despotiques; il faut payer cher pour les obtenir et plus cher encore pour les con-
server; nul ne s’appartient que tant qu’il est inconnu ; à peine accueilli par la publi-
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Malgré ces accidents que je me borne à vous signaler en passant, sans y chercher
de preuves, le fait que je voudrais pour le moment établir est celui-ci : il semble qu’un
équilibre à peu près satisfaisant règne entre les artistes et le public. Au point de vue
matériel, les intérêts sont d’accord ; le goût des arts se répand, se propage et s’accroît
dans la proportion même où se multiplient les besoins de produire; départ et d’autres
on est convenu d’élever les prix; les transactions se font à des conditions si nouvelles
qu’acheteurs et vendeurs sont étonnés, et ce qu’il y a de particulier, c’est que
l'amour-propre de tous a l’air de s’en trouver bien. Au point de vue moral, il n’y a
pas conflit que je sache entre le goût de ceux qui apprécient et la fantaisie de ceux qui
créent. Une influence réciproque, un mouvement de réaction mutuelle, l’atmosphère
commune que nous respirons tous, imprégnée des mômes idées; les courants de la
mode qui nous dirigent; surtout un besoin général de s’entendre, de se comprendre
et de se plaire; un esprit de conciliation propre aux époques fatiguées, et comme une
certaine urbanité de mœurs qui se fait sentir jusque dans les inspirations les plus
libres de l’atelier : — comment tant de causes ou permanentes ou toutes modernes
n’amèneraient-elles pas la fusion la plus cordiale entre un public quasi artiste et des
artistes quasi mondains? Ainsi, on peut dire avec certitude que notre époque aime
sincèrement les arts, et en particulier la peinture, pour bien préciser celui des arts
dont nous vous entretenons. Non seulement on l’a dit, mais on l’écrit, mais on le prouve
par les manifestations d’un intérêt toujours dispos, infatigable, avide, impatient de
nouveautés, magnifique quelquefois, ingénieux souvent, et dont les excès mêmes,
inspirés par la naïveté du sentiment, ne sauraient être pour ce motif ni discutés ni
condamnés par la raison.
Et cependant, messieurs, ne trouvez-vous pas que, dans cet heureux état de pros-
périté, d’entente et de fusion dont je viens de vous tracer le tableau, quelque chose au
fond ne va pas tout à fait bien?
Et n’apercevez-vous pas qu’il y a place ici pour certains doutes? Ces doutes, je
vais essayer de vous les soumettre.
II
On se plaint, on récrimine, on regrette. On voudrait mieux, on demanderait plus.
On dit que les bonnes œuvres sont rares; que les grandes n’existent plus; que le talent
diminue au fur et à mesure qu’il se multiplie ; que le sang des fortes écoles s’appauvrit
à mesure que leur lignée s’accroît ; que les caractères s’émoussent, que les consciences
sont moins austères ; que l’originalité disparaît sous les convenances; on est fatigué du
médiocre, on voudrait du bon. Et pu;s ce flot croissant de productions inquiète,
épouvante; on dit que la curiosité a des bornes, que la plus sincère passion pour les
œuvres de l’esprit veut des temps d’arrêt, des repos, et que cette marée périodique
de six ou sept mille tableaux affluant tous les dix mois au même lieu, se répandant
sur le même public, finira par submerger le goût du beau et par le noyer dans une
inévitable lassitude.
D’autre part, on raisonne ainsi : nous ne sommes pas libres; ce n’est pas nous qui
régissons le goût; nous ne dirigeons rien, on nous gouverne. Les faveurs du public
sont despotiques; il faut payer cher pour les obtenir et plus cher encore pour les con-
server; nul ne s’appartient que tant qu’il est inconnu ; à peine accueilli par la publi-