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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
reconnaître dans la facture de cet ouvrage toute la sincérité, la ténacité,
la véracité profonde des grands maîtres du xve siècle.
Il n’y a pas à dire, Bastien-Lepage tient désormais sa place parmi
ceux avec lesquels on compte, et cette place, d’année en année, tend à
s’élargir. Sa Jeanne d'Arc, même avant l’ouverture du Salon, était déjà
discutée, et il est certain que celui qui a peint ce tableau est d’une
essence d’artiste très intéressante. Je ne le crois pas grand compositeur ;
il est de ceux qui, comme Henner, arrangent comme ils peuvent, mais
font avec cela des œuvres inoubliables; et tout est là. Chacune de
ses peintures successives nous est restée à tous dans l’esprit, d’abord
sa Communiante et ses portraits du Grand-père et de la Grand’mère,
puis le portrait de M. Ilayem assis, puis son étrange portrait de M. Wal-
lon, puis ceux du poète Theuriet et de son frère, puis le tableau des
Foins, puis ses Cueilleuses de pommes de terre et sa Sarah Bernhardt.
Aujourd’hui, sa Jeanne d’Arc nous apparaît, car il y a de l’apparition
dans tout le tableau, aussi bien dans la figure principale que dans celles
des saintes et de l’archange, mêlées étrangement aux arbustes et aux
broussailles du verger, comme une sorte de somnambule éveillée
qu’appellent, elle ne sait d’où, les voix de la Patrie. La brave et simple
bile, accotée à son arbre, semble à peine se tenir sur ses pieds, et sa
main gauche tortille les feuilles d’un bout de branchage, comme Ophélie
tortillerait des fleurs. Le mystère de la vision se comprend bien dans tout
cela et jusque dans ce clapotis d’ombre et de lumière qui joue dans le
paysage confus. Cependant je ferai observer à M. Bastien-Lepage que
sa Jeanne d’Arc est, après tout, une paysanne vivante, et que les gens
qui appartiennent à ce bas monde y tiennent dans l’air ambiant, à
quelque distance qu’on les y voie (et ici la figure occupe presque le pre-
mier plan), une place plus consistante, une silhouette plus ferme et plus
nette; il n’a, là-dessus, qu’à consulter M. Duez et son portrait de
M. Butin. Au demeurant, la sainte et énergique Lorraine n’a jamais été
mieux comprise, à mon sens, dans les extases de sa patriotique jeunesse;
la naïveté subtile de l’artiste et la délicatesse singulière de sa peinture
le rendaient propre entre tous à nous traduire le mysticisme de cette
scène idéale. — Quant à son petit portrait de M. Andrieux, et à l’inter-
prétation aigre et bizarre donnée par ce particulariste à la figure du
préfet de police, j’en dirais plus de bien si elle me paraissait menée tout
au bout, et si le souvenir de l’étonnante merveille qu’il peignit l’an passé,
d’après Sarah Bernhardt, ne me gâtait ce morceau, que l’on dirait sorti
deux ou trois jours trop tôt de l’atelier du jeune maître.
Deux tableaux qui se regardent dans la même salle ne devraient la
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
reconnaître dans la facture de cet ouvrage toute la sincérité, la ténacité,
la véracité profonde des grands maîtres du xve siècle.
Il n’y a pas à dire, Bastien-Lepage tient désormais sa place parmi
ceux avec lesquels on compte, et cette place, d’année en année, tend à
s’élargir. Sa Jeanne d'Arc, même avant l’ouverture du Salon, était déjà
discutée, et il est certain que celui qui a peint ce tableau est d’une
essence d’artiste très intéressante. Je ne le crois pas grand compositeur ;
il est de ceux qui, comme Henner, arrangent comme ils peuvent, mais
font avec cela des œuvres inoubliables; et tout est là. Chacune de
ses peintures successives nous est restée à tous dans l’esprit, d’abord
sa Communiante et ses portraits du Grand-père et de la Grand’mère,
puis le portrait de M. Ilayem assis, puis son étrange portrait de M. Wal-
lon, puis ceux du poète Theuriet et de son frère, puis le tableau des
Foins, puis ses Cueilleuses de pommes de terre et sa Sarah Bernhardt.
Aujourd’hui, sa Jeanne d’Arc nous apparaît, car il y a de l’apparition
dans tout le tableau, aussi bien dans la figure principale que dans celles
des saintes et de l’archange, mêlées étrangement aux arbustes et aux
broussailles du verger, comme une sorte de somnambule éveillée
qu’appellent, elle ne sait d’où, les voix de la Patrie. La brave et simple
bile, accotée à son arbre, semble à peine se tenir sur ses pieds, et sa
main gauche tortille les feuilles d’un bout de branchage, comme Ophélie
tortillerait des fleurs. Le mystère de la vision se comprend bien dans tout
cela et jusque dans ce clapotis d’ombre et de lumière qui joue dans le
paysage confus. Cependant je ferai observer à M. Bastien-Lepage que
sa Jeanne d’Arc est, après tout, une paysanne vivante, et que les gens
qui appartiennent à ce bas monde y tiennent dans l’air ambiant, à
quelque distance qu’on les y voie (et ici la figure occupe presque le pre-
mier plan), une place plus consistante, une silhouette plus ferme et plus
nette; il n’a, là-dessus, qu’à consulter M. Duez et son portrait de
M. Butin. Au demeurant, la sainte et énergique Lorraine n’a jamais été
mieux comprise, à mon sens, dans les extases de sa patriotique jeunesse;
la naïveté subtile de l’artiste et la délicatesse singulière de sa peinture
le rendaient propre entre tous à nous traduire le mysticisme de cette
scène idéale. — Quant à son petit portrait de M. Andrieux, et à l’inter-
prétation aigre et bizarre donnée par ce particulariste à la figure du
préfet de police, j’en dirais plus de bien si elle me paraissait menée tout
au bout, et si le souvenir de l’étonnante merveille qu’il peignit l’an passé,
d’après Sarah Bernhardt, ne me gâtait ce morceau, que l’on dirait sorti
deux ou trois jours trop tôt de l’atelier du jeune maître.
Deux tableaux qui se regardent dans la même salle ne devraient la