DOI issue:
Nr. 2
DOI article:Geffroy, Gustave: Henri de Toulouse-Lautrec (1864 - 1901)
DOI Page / Citation link:https://doi.org/10.11588/diglit.24914#0120
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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
nous passons sans effort des strophes du Grand Testament aux scènes
du Moulin de la Galette, peuplées de types de filles, moitié ouvrières
encore, cheveux sur le front, commencement de farine sur le
museau, — aux scènes du Moulin Rouge, d’un genre arsouillé plus
élégant, infiniment bien noté, viveurs et femmes de noce, deux filles
équivoques qui valsent ensemble devant la galerie des gens assis et
debout, hommes en habit et « gibus »,noirs et funèbres, qui regardent
danser Valentin le Désossé et une femme aux dessous violents de
bas rouges, d’autres assis à des tables: un type roux à macfarlane,
un type brun à pardessus de fourrure, la Goulue qui chignonne ses
cheveux devant une glace, la Macarona en promenade, Tapié de
Célcyran qui regarde, Lautrec qui fait semblant do no pas regarder,
admirable vision véridique dans l’atmosphère de nuit et de gaz...
Et d’autres, et d’autres encore, jusqu’au fond du bas-fond, femme
au nez pointu, rousse en peignoir groseille sur un divan vermillon,
une autre rousse nue et moite devant sa glace, une autre demi-nue
devant un lit, d’autres dames faisant salon en costumes légers ou
sans costumes, assises sur des divans, des fauteuils, l’une s’achar-
nant à des réussites, une autre s’embêtant à mort en attendant le
plaisir, une autre à gueule de chien ou do loup, et quels yeux
avides! Une autre, mûre, au faciès de brute rusée, protectrice d’un
personnage entrevu... Ah! Lautrec! Lautrec! où meniez-vous votre
art?... Mais votre art restait indemne de ces fréquentations et l’on
pourrait inscrire en épigraphe à votre œuvre levers de Baudelaire :
Les charmes de l’horreur n’enivrent que les torts.
Pour finir ces quelques pages comme elles ont été commencées,
par un ressouvenir de Shakespeare, l’artiste disparu ne fait-il pas
songer, comme beaucoup d’autres, à la scène funèbre, de philoso-
phie mélancolique, d’Hamlet prenant le crâne d’Yorick des mains
des fossoyeurs : « Hélas! pauvre Yorick!... Je l’ai connu, Horatio!
C’était un garçon d’une verve infinie, d’une fantaisie exquise... »
Nous sommes quelques-uns encore qui pouvons dire ce que dit
Hamlet à Horatio. Pauvre Lautrec ! Je l’ai connu, et pendant des
années nous n’avons guère passé de semaine sans nous retrouver à
un diner d’alors, le vendredi, dans un restaurant de la place Gaillon.
Il y eut là, comme convives, Claude Monet, Carrière, Edmond de
Concourt (dont Lautrec voulait illustrer la Fille Élisa), Clemenceau
(dont il illustra Au pied du Sinaï), Rodin, Jean Ajalbert, Lucien
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
nous passons sans effort des strophes du Grand Testament aux scènes
du Moulin de la Galette, peuplées de types de filles, moitié ouvrières
encore, cheveux sur le front, commencement de farine sur le
museau, — aux scènes du Moulin Rouge, d’un genre arsouillé plus
élégant, infiniment bien noté, viveurs et femmes de noce, deux filles
équivoques qui valsent ensemble devant la galerie des gens assis et
debout, hommes en habit et « gibus »,noirs et funèbres, qui regardent
danser Valentin le Désossé et une femme aux dessous violents de
bas rouges, d’autres assis à des tables: un type roux à macfarlane,
un type brun à pardessus de fourrure, la Goulue qui chignonne ses
cheveux devant une glace, la Macarona en promenade, Tapié de
Célcyran qui regarde, Lautrec qui fait semblant do no pas regarder,
admirable vision véridique dans l’atmosphère de nuit et de gaz...
Et d’autres, et d’autres encore, jusqu’au fond du bas-fond, femme
au nez pointu, rousse en peignoir groseille sur un divan vermillon,
une autre rousse nue et moite devant sa glace, une autre demi-nue
devant un lit, d’autres dames faisant salon en costumes légers ou
sans costumes, assises sur des divans, des fauteuils, l’une s’achar-
nant à des réussites, une autre s’embêtant à mort en attendant le
plaisir, une autre à gueule de chien ou do loup, et quels yeux
avides! Une autre, mûre, au faciès de brute rusée, protectrice d’un
personnage entrevu... Ah! Lautrec! Lautrec! où meniez-vous votre
art?... Mais votre art restait indemne de ces fréquentations et l’on
pourrait inscrire en épigraphe à votre œuvre levers de Baudelaire :
Les charmes de l’horreur n’enivrent que les torts.
Pour finir ces quelques pages comme elles ont été commencées,
par un ressouvenir de Shakespeare, l’artiste disparu ne fait-il pas
songer, comme beaucoup d’autres, à la scène funèbre, de philoso-
phie mélancolique, d’Hamlet prenant le crâne d’Yorick des mains
des fossoyeurs : « Hélas! pauvre Yorick!... Je l’ai connu, Horatio!
C’était un garçon d’une verve infinie, d’une fantaisie exquise... »
Nous sommes quelques-uns encore qui pouvons dire ce que dit
Hamlet à Horatio. Pauvre Lautrec ! Je l’ai connu, et pendant des
années nous n’avons guère passé de semaine sans nous retrouver à
un diner d’alors, le vendredi, dans un restaurant de la place Gaillon.
Il y eut là, comme convives, Claude Monet, Carrière, Edmond de
Concourt (dont Lautrec voulait illustrer la Fille Élisa), Clemenceau
(dont il illustra Au pied du Sinaï), Rodin, Jean Ajalbert, Lucien