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LA CHRONIQUE DES ARTS
CHRONIQUE MUSICALE
Théâtre National de l’Opéra-Comique : La Flûte
enchantée, opéra féerie en quatre actes, musique
de Mozart.
Concerts Colonne : Trois chansons pour chœur
a cappella, sur des poésies de Ch. d’Orléans, mu-
sique de M. Debussy.
Félicitons M. Carré d’avoir osé la reprise de la
Flûte enchantée. Mais avec quelques réserves,
cependant.
Je ne m’attarde pas aux critiques de détail qu’on
pourrait faire : l’orchestre fut-il à la hauteur de
sa tâche ? Mm* Carré possède-t-elle les qualités de
voix, de style et de sentiment qu’exige le rôle si
difficile de Pamina ?
J’insisterai un peu sur un reproche plus géné-
ral. La musique n’est pas suffisamment au pre-
mier plan ; la plus grande partie du travail et de
l’effort (d’ailleurs consciencieux et considérables)
me semble aller à la mise en scène, aux décors, au
plaisir des yeux. Que M. Carré y soit porté lors-
qu’il fait jouer de la musique inférieure, de style
italien moderne, ou pire, — rien de plus naturel, et
on ne peut que l’approuver. Mais dans certaines
pièces intimes telles que YEnfant-Roi, il y avait
déjà un inconvénient à trop attirer l’œil par une
mise en scène ingénieuse ; c’était détourner l’at-
tention de la musique, élément principal d’émo-
tion. Dans la Flûte enchantée, c’est plus fâcheux
encore; ici la musique est tout et le livret devrait
passer aussi inaperçu que possible. L’autre jour,
le parlé y semblait interminable, et la mise en
scène parfois en désaccord avec les sentiments de
la musique ; les sifflements de la vapeur couvraient
la voix de la flûte : n’aurait-on pu épargner cette
épreuve à Tamino, et se contenter des feux de
Bengale ? Mais surtout les décors (d’ailleurs ex-
quis) sont, à mon avis, une erreur complète. Ces
paysages d’Égypte, ces palais reconstitués avec un
si grand souci d’archéologie et d’exactitude, tous
ces tableaux sont si éloignés, si différents de la
musique de Mozart ! Mozart n’a nullement songé
à la couleur locale, et je ne pense pas qu’il se soit
inspiré de la nature. Sa partition est germanique ;
tout au plus, par instants, un peu italienne ; et
c’est un contresens que de l’entourer d’une atmos-
phère si purement égyptienne. Ce manque d’har-
monie entre l’œuvre et son cadre serait déjà bien
gênant si la musique était jouée avec un style et
un sentiment parfaits ; et ce n’est pas le cas.
N’importe. Espérons d’autres reprises: des No-
ces, de Cosi fan tutte, de Don Juan. Ces chefs-
d’œuvre nous redeviendront peut-être familiers, et
alors on retrouvera tout naturellement le style qui
leur est nécessaire. Mais la première condition,
c’est de donner aux chefs d’orchestre l’autorité la
plus absolue sur tous les exécutants. En est-il
ainsi?
Ce printemps eut la joie d’une œuvre nouvelle
de M. Debussy. Ces chansons pour chœur a cap-
pella, je crois bien que ce sont de petits chefs-
d’œuvre. Cette musique linement ciselée, harmo-
nieuse et précise, aux éléments si choisis, a quel-
que chose de définitif, de parfait et de charmant ;
c’est de la pure Renaissance française. Et, cepen-
dant, c’est tout à fait « du Debussy ». Il n’y faut
point voir un pastiche; si le style et l’esprit des
musiciens duxvi6 siècle ont influé sur leur confrère
du xxe, les détails d’écriture sont bien « moder-
nes »; on y entend des souvenirs de Peltéas et du
premier Nocturne', et l’on y retrouve la sensibi-
lité si personnelle de M. Debussy, Comme dans
Y Hommage à Rameau, j’y vois l'image du passé,
— senti et exprimé par un moderne : mais un mo-
derne qui est presque un ancien, et digne de l’être,
si profondément attaché à la beauté du passé, sa
chant la goûter d’un sens si exquis et si profond.
Il y a là plus de musique qu’en telle symphonie
allemande ou tel opéra français. Et c’est d’un bon
augure pour toutes les autres « nouveautés » de
M. Debussy que l’on nous annonce...
Charles Kœchiun.
-<DC O-
REVUE DES REVUES
X Revue de Paris (1er et 15 juin). — Dans une
étude très documentée et très pénétrante, M. Louis
Aubert étudie les caractères de l’art japonais, prin-
cipalement dans ses rapports avec la ligui’e hu-
maine, et tout particulièrement l’art bouddhique
de portrait et de sculpture monumentale, gran-
diose d’expression, qui, venu de Corée et de Chine
— et, comme les récentes découvertes faites dans
le Turkestan chinois l’ont montré, remontant jus-
qu’à la Grèce, dont la plastique inspira à l’art in-
dien et, par son intermédiaire, à l’art d’Extrême-
Orient l’audace de prêter au Bouddha la figure
humaine, — s’implanta au Japon vers la fin du
vie siècle et y fleurit jusqu’au xiv° pour faire place
ensuite à un art où la figure humaine n’est plus
que prétexte à caricature ou à décor.
— Dans la première de ces livraisons, article de
M. P.-L. Masson sur l’heureux essai de réformation
de l’art de la scène que fut l’an dernier, à Munich,
le Kûnstler-Theafer (1).
A L’Occident (mai). — Sous le titre De Gau-
guin et de Van Gogh au classicisme, M. Maurice
Denis, qui appartint, comme on sait, au groupe-
ment de Pont-Aven, dont Gauguin fut le chef, ex-
pose les principes qui présidèrent à ce mouvement,
les théories de l’école dite « symboliste », suivant
laquelle « les émotions ou états d’âme provoqués
par un spectacle déterminé comportent chez l’artiste
des équivalents plastiques capables de reproduire ces
émotions sans qu’il soit besoin de fournir la copie
du spectacle initial » ; et il montre comment cette
« déformation subjective » de la nature substituée à
sa copie et tendant à une composition décorative
et au style, a amené les « symbolistes » à un néo-
classicisme fécondé par l’amour des traditions
gréco-latines et qui répond d’ailleurs aux aspirations
intellectuelles de toute la jeune génération actuelle.
V Les Arts (juin). — Fascicule consacré aux
Salons : étude par M. Maurice Hamel, accompa-
gnée de nombreuses reproductions des principales
œuvres exposées à la Société Nationale et à la
Société des Artistes français.
(1) V. Chronique des Arts, du 80 mai 1908, p. 218.
LA CHRONIQUE DES ARTS
CHRONIQUE MUSICALE
Théâtre National de l’Opéra-Comique : La Flûte
enchantée, opéra féerie en quatre actes, musique
de Mozart.
Concerts Colonne : Trois chansons pour chœur
a cappella, sur des poésies de Ch. d’Orléans, mu-
sique de M. Debussy.
Félicitons M. Carré d’avoir osé la reprise de la
Flûte enchantée. Mais avec quelques réserves,
cependant.
Je ne m’attarde pas aux critiques de détail qu’on
pourrait faire : l’orchestre fut-il à la hauteur de
sa tâche ? Mm* Carré possède-t-elle les qualités de
voix, de style et de sentiment qu’exige le rôle si
difficile de Pamina ?
J’insisterai un peu sur un reproche plus géné-
ral. La musique n’est pas suffisamment au pre-
mier plan ; la plus grande partie du travail et de
l’effort (d’ailleurs consciencieux et considérables)
me semble aller à la mise en scène, aux décors, au
plaisir des yeux. Que M. Carré y soit porté lors-
qu’il fait jouer de la musique inférieure, de style
italien moderne, ou pire, — rien de plus naturel, et
on ne peut que l’approuver. Mais dans certaines
pièces intimes telles que YEnfant-Roi, il y avait
déjà un inconvénient à trop attirer l’œil par une
mise en scène ingénieuse ; c’était détourner l’at-
tention de la musique, élément principal d’émo-
tion. Dans la Flûte enchantée, c’est plus fâcheux
encore; ici la musique est tout et le livret devrait
passer aussi inaperçu que possible. L’autre jour,
le parlé y semblait interminable, et la mise en
scène parfois en désaccord avec les sentiments de
la musique ; les sifflements de la vapeur couvraient
la voix de la flûte : n’aurait-on pu épargner cette
épreuve à Tamino, et se contenter des feux de
Bengale ? Mais surtout les décors (d’ailleurs ex-
quis) sont, à mon avis, une erreur complète. Ces
paysages d’Égypte, ces palais reconstitués avec un
si grand souci d’archéologie et d’exactitude, tous
ces tableaux sont si éloignés, si différents de la
musique de Mozart ! Mozart n’a nullement songé
à la couleur locale, et je ne pense pas qu’il se soit
inspiré de la nature. Sa partition est germanique ;
tout au plus, par instants, un peu italienne ; et
c’est un contresens que de l’entourer d’une atmos-
phère si purement égyptienne. Ce manque d’har-
monie entre l’œuvre et son cadre serait déjà bien
gênant si la musique était jouée avec un style et
un sentiment parfaits ; et ce n’est pas le cas.
N’importe. Espérons d’autres reprises: des No-
ces, de Cosi fan tutte, de Don Juan. Ces chefs-
d’œuvre nous redeviendront peut-être familiers, et
alors on retrouvera tout naturellement le style qui
leur est nécessaire. Mais la première condition,
c’est de donner aux chefs d’orchestre l’autorité la
plus absolue sur tous les exécutants. En est-il
ainsi?
Ce printemps eut la joie d’une œuvre nouvelle
de M. Debussy. Ces chansons pour chœur a cap-
pella, je crois bien que ce sont de petits chefs-
d’œuvre. Cette musique linement ciselée, harmo-
nieuse et précise, aux éléments si choisis, a quel-
que chose de définitif, de parfait et de charmant ;
c’est de la pure Renaissance française. Et, cepen-
dant, c’est tout à fait « du Debussy ». Il n’y faut
point voir un pastiche; si le style et l’esprit des
musiciens duxvi6 siècle ont influé sur leur confrère
du xxe, les détails d’écriture sont bien « moder-
nes »; on y entend des souvenirs de Peltéas et du
premier Nocturne', et l’on y retrouve la sensibi-
lité si personnelle de M. Debussy, Comme dans
Y Hommage à Rameau, j’y vois l'image du passé,
— senti et exprimé par un moderne : mais un mo-
derne qui est presque un ancien, et digne de l’être,
si profondément attaché à la beauté du passé, sa
chant la goûter d’un sens si exquis et si profond.
Il y a là plus de musique qu’en telle symphonie
allemande ou tel opéra français. Et c’est d’un bon
augure pour toutes les autres « nouveautés » de
M. Debussy que l’on nous annonce...
Charles Kœchiun.
-<DC O-
REVUE DES REVUES
X Revue de Paris (1er et 15 juin). — Dans une
étude très documentée et très pénétrante, M. Louis
Aubert étudie les caractères de l’art japonais, prin-
cipalement dans ses rapports avec la ligui’e hu-
maine, et tout particulièrement l’art bouddhique
de portrait et de sculpture monumentale, gran-
diose d’expression, qui, venu de Corée et de Chine
— et, comme les récentes découvertes faites dans
le Turkestan chinois l’ont montré, remontant jus-
qu’à la Grèce, dont la plastique inspira à l’art in-
dien et, par son intermédiaire, à l’art d’Extrême-
Orient l’audace de prêter au Bouddha la figure
humaine, — s’implanta au Japon vers la fin du
vie siècle et y fleurit jusqu’au xiv° pour faire place
ensuite à un art où la figure humaine n’est plus
que prétexte à caricature ou à décor.
— Dans la première de ces livraisons, article de
M. P.-L. Masson sur l’heureux essai de réformation
de l’art de la scène que fut l’an dernier, à Munich,
le Kûnstler-Theafer (1).
A L’Occident (mai). — Sous le titre De Gau-
guin et de Van Gogh au classicisme, M. Maurice
Denis, qui appartint, comme on sait, au groupe-
ment de Pont-Aven, dont Gauguin fut le chef, ex-
pose les principes qui présidèrent à ce mouvement,
les théories de l’école dite « symboliste », suivant
laquelle « les émotions ou états d’âme provoqués
par un spectacle déterminé comportent chez l’artiste
des équivalents plastiques capables de reproduire ces
émotions sans qu’il soit besoin de fournir la copie
du spectacle initial » ; et il montre comment cette
« déformation subjective » de la nature substituée à
sa copie et tendant à une composition décorative
et au style, a amené les « symbolistes » à un néo-
classicisme fécondé par l’amour des traditions
gréco-latines et qui répond d’ailleurs aux aspirations
intellectuelles de toute la jeune génération actuelle.
V Les Arts (juin). — Fascicule consacré aux
Salons : étude par M. Maurice Hamel, accompa-
gnée de nombreuses reproductions des principales
œuvres exposées à la Société Nationale et à la
Société des Artistes français.
(1) V. Chronique des Arts, du 80 mai 1908, p. 218.