ET DE LA CURIOSITÉ
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devra percer le voile diaphane pour atteindre
l'image ; elle est toujours méditative, pourvue
de sentiment et de caractère. D'après la concep-
tion de M"" Olga de Boznanska le choix du modèle
importe peu ; ses pinceaux ne récusent aucune
disgrâce physique ; la représentation de ses sem-
blables n'est pas, pour elle, un simple prétexte à
faire montre de talent; M"" de Boznanska la
•considère comme un devoir d'humanité et comme
un exercice de scrutation psychologique ; et qu'im-
porte la « guenille » si l'âme est belle et si l'on
en peut faire transparaître le rayonnement sur les
traits, dans le regard ou le sourire (1) ?
De tous les maîtres de notre époque, M. Auguste
Rodin est le seul qu'on puisse qualifier, en toute
certitude, de génial. Sa haute personnalité domine
la sculpture moderne. Il n'y a pas de suprématie
mieux établie, plus incontestée, à l'étranger sur-
tout, tant il est exact qu'en son pays nul n'est
prophète. Chez nous on ne cesse guère de le voir
« livré aux bêtes », comme disait Eugène Dela-
croix qui, lui aussi, et après tant d'années, n'a
encore obtenu ni son rang, ni sa place. N'est-ce
pas le destin de ces grands créateurs passionnés,
qui portent un monde en eux et qui le réali-
sent, de rester en proie à la controverse '? On dirait
qu'en nous dépassant leurs conceptions humilient
notre orgueil et que l'envie chétive et mesquine
tolère mal la puissance surhumaine dont leur œu-
vre déborde... D'un bloc de marbre fruste émerge,
modelé avec un soin « qui ne néglige rien » le
masque grave et doux de Puvis de Chavannes.
L'opposition heureusement préméditée entre le
■cadre et l'image suggère l'illusion d'une apparition
parmi les ténèbres ou encore d'une ombre arra-
chée à la solitude de la mort. La statue en plâtre
qui accompagne cette évocation est distraite d'un
ensemble. Elle s apparente, pour le style, aux figu-
res de damnés qui surmontent la Porte de l'Enfer.
Sa beauté lui vient du pathétique douloureux et
de la maîtrise souveraine avec laquelle la forme
docile a extériorisé le drame intérieur. Quant au
métier, il est tout à la fois le plus savant et le
plus traditionnel qui se puisse imaginer.
« Ma science enfantera des maîtres ignorants. »
On ne manquera pas d'appliquer aux imitateurs
de Rodin le mot déçu de Michel-Ange. Quelque
lassitude vient à rencontrer ici, à de trop fréquentes
reprises, des pastiches évidents d'après le Saint
Jean-Baptiste, Y Homme qui marche ou la Main du
Seigneur. Il est à remarquer que ces copies émanent
presque toutes d'artistes étrangers. En France,
l'action de M. Rodin est intervenue salutairement
pour réagir au nom de la vie, de la vérité, de la
nature et de la tradition nationale contre l'italia-
nisme mièvre et conventionnel des doctrines aca-
démiques. Son rôle a été celui d'un régénérateur.
Il a conduit l'école de Carpeaux à M. Maillol.
Car déjà d'autres principes ont succédé dans
les ateliers à ceux qui régissent son art. Les
dernières générations préfèrent le repos à l'action,
l'attitude calme au geste héroïque ; l'importance des
volumes les préoccupe plus que la définition du
plan. De cet ordre de recherches nouveau partici-
(1) Parmi les œuvres signées de noms étrangers
se remarquent encore les envois de M™"' Béatrice
How, Florence Esté, Jessie King, Mutermilch,
Raulin et de MM. Frieseke, Robinson, Lambert,
Lavery, Myron-Barlow, Bunny et de Zubiaurre.
pentplusieurs sculptures marquantes de ce Salon (1)
et celle qui lui fait, après les œuvres de M. Rodin,
le plus d'honneur : la statue en bois patiné de
Vieille lavandière, par M. Auguste Cornu.
Aux artistes de la Société Nouvelle qu'il préside
et dont l'apport à ce Salon est prédominant, comme
on sait, M. Rodin donne l'exemple d'une curiosité,
d'une activité ardentes, incessantes. La belle leçon
n'a pas été pei'due, semble-t-il. Sans changer sa
manière, M. Lucien Simon varie ses sujets;
M. Charles Cottet éclaircit sa palette et trouve dans
les violets et les bleus le thème d'harmonies impré-
vues ; il ne nous souvient pas que M. et M"10 Duhem
aient exprimé leur sentiment intime dans des
tableaux de Heurs d'une qualité plus rare (2) et dans
des paysages plus délicieusement emperlés de brume.
Entre tant d'efforts de renouvellement, celui de
M. Le Sidaner se distingue et s'impose. L'artiste
rompt avec les représentations qui lui ont valu la
renommée et passe à l'examen d'autres problèmes.
Ce n'est plus assez, à son gré, de chanter la poésie
du soir, la lente descente de l'ombre sur le village
et la terre prête au sommeil ; M. Le Sidaner lève
son regard vers l'azur sans limites, et rêve comme
rêvaient Jean-Jacques Rousseau ou Bernardin de
Saint-Pierre. Après avoir montré la paix au séjour
des hommes, il peindra le drame du firmament
mobile, changeant et agité. Hors une étroite bande
d'horizon — campagne ou océan — qui précise, au
ras du cadre, l'instant, le lieu, la saison, tout le
champ de la toile est occupé par la voûte éthérée ;
des nuages flottent, pareils à des écharpes ba-
layées par le vent, s'envolent comme des îlots,
s'enchaînent comme des montagnes, ou encore
tourbillonnent en volutes gigantesques — et, plus
haut, s'étend le ciel profond ou clair, ciel d'aube,
de crépuscule ou de nuit, ciel d'hiver chargé de
frimas, ciel de juillet lourd, plombé et qui an-
nonce l'orage. — La prédominance de l'instinct
est telle chez M. Aman Jean que, même s'il
s'institue portraitiste, il reste décorateur. Son
parti de généralisation, sa recherche de l'arabes-
que expressive et des tonalités assoupies confère
la vertu murale à chacune de ses peintures. Tout
y semble concerté pour s'accorder avec le milieu
où elles doivent trouver place. Cette année, deux
de ses envois sont précisément appelés à embellir
la salle des séances de quelque Parlement d'Amé-
rique. M. Aman Jean a été prié d'évoquer sur la
paroi la Justice et la Force. La manière de com-
prendre et de traiter le programme inviterait, si le
temps en était laissé, à suivre les interprétations
que ces thèmes abstraits, et d'autres similaires, ont
admises, depuis Chassériau jusqu'à M. Maurice
Denis. On constaterait quels symboles particuliers
ont revêtu les idées éternelles, et aussi à quelles
variations de technique se sont trouvé corres-
(1) Cf. les ouvrages de MM. Despiau, Dejoan,
Halou, Popineau, de M™61 Poupelet et Jozon. — On
aimera encore les bustes si expressifs et si vivants
de M. Paul Paulin, ceux de MM. Aubé, Philippe
Besnard, Cavaillon, Voulût, Lamourdedieu ; les
masques de René Carrière, les figures de M. Rodo,
le Terme de M. Pierre Roche, les Danseuses de
M. Andreotli, Paul de Boulongne, Charpentier.
(2) Les tableaux de fleurs qu'on préférera, avec
ceux de Mm" Duhem, sont ceux de M"1 Lisbeth
Delvové-Carrière, qui évolue décidément vers la
couleur, de Mmt Galtier-Boissière et deM"'-Dayot.
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devra percer le voile diaphane pour atteindre
l'image ; elle est toujours méditative, pourvue
de sentiment et de caractère. D'après la concep-
tion de M"" Olga de Boznanska le choix du modèle
importe peu ; ses pinceaux ne récusent aucune
disgrâce physique ; la représentation de ses sem-
blables n'est pas, pour elle, un simple prétexte à
faire montre de talent; M"" de Boznanska la
•considère comme un devoir d'humanité et comme
un exercice de scrutation psychologique ; et qu'im-
porte la « guenille » si l'âme est belle et si l'on
en peut faire transparaître le rayonnement sur les
traits, dans le regard ou le sourire (1) ?
De tous les maîtres de notre époque, M. Auguste
Rodin est le seul qu'on puisse qualifier, en toute
certitude, de génial. Sa haute personnalité domine
la sculpture moderne. Il n'y a pas de suprématie
mieux établie, plus incontestée, à l'étranger sur-
tout, tant il est exact qu'en son pays nul n'est
prophète. Chez nous on ne cesse guère de le voir
« livré aux bêtes », comme disait Eugène Dela-
croix qui, lui aussi, et après tant d'années, n'a
encore obtenu ni son rang, ni sa place. N'est-ce
pas le destin de ces grands créateurs passionnés,
qui portent un monde en eux et qui le réali-
sent, de rester en proie à la controverse '? On dirait
qu'en nous dépassant leurs conceptions humilient
notre orgueil et que l'envie chétive et mesquine
tolère mal la puissance surhumaine dont leur œu-
vre déborde... D'un bloc de marbre fruste émerge,
modelé avec un soin « qui ne néglige rien » le
masque grave et doux de Puvis de Chavannes.
L'opposition heureusement préméditée entre le
■cadre et l'image suggère l'illusion d'une apparition
parmi les ténèbres ou encore d'une ombre arra-
chée à la solitude de la mort. La statue en plâtre
qui accompagne cette évocation est distraite d'un
ensemble. Elle s apparente, pour le style, aux figu-
res de damnés qui surmontent la Porte de l'Enfer.
Sa beauté lui vient du pathétique douloureux et
de la maîtrise souveraine avec laquelle la forme
docile a extériorisé le drame intérieur. Quant au
métier, il est tout à la fois le plus savant et le
plus traditionnel qui se puisse imaginer.
« Ma science enfantera des maîtres ignorants. »
On ne manquera pas d'appliquer aux imitateurs
de Rodin le mot déçu de Michel-Ange. Quelque
lassitude vient à rencontrer ici, à de trop fréquentes
reprises, des pastiches évidents d'après le Saint
Jean-Baptiste, Y Homme qui marche ou la Main du
Seigneur. Il est à remarquer que ces copies émanent
presque toutes d'artistes étrangers. En France,
l'action de M. Rodin est intervenue salutairement
pour réagir au nom de la vie, de la vérité, de la
nature et de la tradition nationale contre l'italia-
nisme mièvre et conventionnel des doctrines aca-
démiques. Son rôle a été celui d'un régénérateur.
Il a conduit l'école de Carpeaux à M. Maillol.
Car déjà d'autres principes ont succédé dans
les ateliers à ceux qui régissent son art. Les
dernières générations préfèrent le repos à l'action,
l'attitude calme au geste héroïque ; l'importance des
volumes les préoccupe plus que la définition du
plan. De cet ordre de recherches nouveau partici-
(1) Parmi les œuvres signées de noms étrangers
se remarquent encore les envois de M™"' Béatrice
How, Florence Esté, Jessie King, Mutermilch,
Raulin et de MM. Frieseke, Robinson, Lambert,
Lavery, Myron-Barlow, Bunny et de Zubiaurre.
pentplusieurs sculptures marquantes de ce Salon (1)
et celle qui lui fait, après les œuvres de M. Rodin,
le plus d'honneur : la statue en bois patiné de
Vieille lavandière, par M. Auguste Cornu.
Aux artistes de la Société Nouvelle qu'il préside
et dont l'apport à ce Salon est prédominant, comme
on sait, M. Rodin donne l'exemple d'une curiosité,
d'une activité ardentes, incessantes. La belle leçon
n'a pas été pei'due, semble-t-il. Sans changer sa
manière, M. Lucien Simon varie ses sujets;
M. Charles Cottet éclaircit sa palette et trouve dans
les violets et les bleus le thème d'harmonies impré-
vues ; il ne nous souvient pas que M. et M"10 Duhem
aient exprimé leur sentiment intime dans des
tableaux de Heurs d'une qualité plus rare (2) et dans
des paysages plus délicieusement emperlés de brume.
Entre tant d'efforts de renouvellement, celui de
M. Le Sidaner se distingue et s'impose. L'artiste
rompt avec les représentations qui lui ont valu la
renommée et passe à l'examen d'autres problèmes.
Ce n'est plus assez, à son gré, de chanter la poésie
du soir, la lente descente de l'ombre sur le village
et la terre prête au sommeil ; M. Le Sidaner lève
son regard vers l'azur sans limites, et rêve comme
rêvaient Jean-Jacques Rousseau ou Bernardin de
Saint-Pierre. Après avoir montré la paix au séjour
des hommes, il peindra le drame du firmament
mobile, changeant et agité. Hors une étroite bande
d'horizon — campagne ou océan — qui précise, au
ras du cadre, l'instant, le lieu, la saison, tout le
champ de la toile est occupé par la voûte éthérée ;
des nuages flottent, pareils à des écharpes ba-
layées par le vent, s'envolent comme des îlots,
s'enchaînent comme des montagnes, ou encore
tourbillonnent en volutes gigantesques — et, plus
haut, s'étend le ciel profond ou clair, ciel d'aube,
de crépuscule ou de nuit, ciel d'hiver chargé de
frimas, ciel de juillet lourd, plombé et qui an-
nonce l'orage. — La prédominance de l'instinct
est telle chez M. Aman Jean que, même s'il
s'institue portraitiste, il reste décorateur. Son
parti de généralisation, sa recherche de l'arabes-
que expressive et des tonalités assoupies confère
la vertu murale à chacune de ses peintures. Tout
y semble concerté pour s'accorder avec le milieu
où elles doivent trouver place. Cette année, deux
de ses envois sont précisément appelés à embellir
la salle des séances de quelque Parlement d'Amé-
rique. M. Aman Jean a été prié d'évoquer sur la
paroi la Justice et la Force. La manière de com-
prendre et de traiter le programme inviterait, si le
temps en était laissé, à suivre les interprétations
que ces thèmes abstraits, et d'autres similaires, ont
admises, depuis Chassériau jusqu'à M. Maurice
Denis. On constaterait quels symboles particuliers
ont revêtu les idées éternelles, et aussi à quelles
variations de technique se sont trouvé corres-
(1) Cf. les ouvrages de MM. Despiau, Dejoan,
Halou, Popineau, de M™61 Poupelet et Jozon. — On
aimera encore les bustes si expressifs et si vivants
de M. Paul Paulin, ceux de MM. Aubé, Philippe
Besnard, Cavaillon, Voulût, Lamourdedieu ; les
masques de René Carrière, les figures de M. Rodo,
le Terme de M. Pierre Roche, les Danseuses de
M. Andreotli, Paul de Boulongne, Charpentier.
(2) Les tableaux de fleurs qu'on préférera, avec
ceux de Mm" Duhem, sont ceux de M"1 Lisbeth
Delvové-Carrière, qui évolue décidément vers la
couleur, de Mmt Galtier-Boissière et deM"'-Dayot.