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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
J’admire surtout les ligures d’Ève, de Marie et de Dieu le père.
Je vais visiter les lions vivants, et je dessinerai l’un d’eux au poin-
çon1. Sur le pont où se font les exécutions, je vois deux statues qui
rappellent l’histoire d’un fils qui décapita son père2.
Gand est une ville très-remarquable, qui a quatre grands cours d’eau,
et qui renferme en outre beaucoup de choses curieuses; les peintres et
bleu et le pourpre, n’ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur éclat; on croirait que
cette belle toile, qui a aujourd’hui quatre cent trente-deux ans, sort de l’atelier des
peintres. Il est vrai que les Gantois en ont un soin tout particulier; elle ne voit la
lumière que rarement, à certains grands jours de fête, et à la demande des gens con-
sidérables. On m’a assuré à Gand que l’homme préposé à sa garde se livre à une
petite supercherie, que nous sommes assez tentés de lui pardonner, puisqu’elle con-
tribue à prolonger l’existence de ce chef-d’œuvre inimitable. Il a un flair excellent
parmi les touristes, dont il reçoit la visite; il distingue du premier coup d’œil ceux
qui sont dignes d’adorer VAgneau. S’il a affaire à des connaisseurs, il montre le vrai
tableau; s’il a affaire à des profanes, il exhibe une toile au hasard; ce qui n’empêche
pas ces braves gens de trouver la réputation du tableau surfaite. Le roi d'Espagne,
Philippe II, ne pouvait se lasser d’admirer cette peinture, il on offrit à plusieurs
reprises des sommes considérables, mais vainement; enfin, il se décida à la faire copier
par Michel Coxie, qui employa à ce travail pour trente-deux ducats de bleu, que le
Titien lui avait envoyé d'Italie. Cette copie est fort belle; on lui reproche seulement de
n’être pas la reproduction tout à fait exacte du modèle. On se demande, par exemple,
pourquoi la sainte Cécile regarde derrière elle; si c’est, comme on le suppose, un
caprice royal, nous excusons Coxie. Philippe II payait assez cher (quatre mille florins)
pour avoir le droit de donner des ordres, même mauvais. Elle a été longtemps en
Espagne, dans les galeries de TEscurial; aujourd’hui, on la voit dans le musée du roi
de Hollande. Des douze panneaux de la composition originale, six appartiennent au
roi de Prusse, qui les a achetés à un Anglais, M. Solly, avec quelques toiles d’un ordre
inférieur, pour la somme de 410,900 fr. Cet Anglais les avait payés 100,000 fr. à
M. Nieuwenhuys de Bruxelles, à qui ils avaient coûte 6,000 francs.
1. Wenceslas Hollar l’a gravé sur cuivré, d’après le dessin de Durer, qui est dans
le cabinet du comte Arundel. L’empereur Charles V, étant à Tunis, envoya un lion et
quatre lionnes à un certain Dominique van Houcke, dit Van Vaernewyck de Gand.
Histoire de Belgique, page 119, Gand 1574.
2. On voyait autrefois ces statues sur un des ponts jetés sur la Lys, appelé le
pont de la décapitulation, avec cette inscription :
Ae Garnit le en fant Fraepe sae père Tacte desuu
Maies se Heppe rompe, si Grâce de Dieu.
MCCCLXXI.
Voici la légende : Deux hommes, le père et le fils, étaient condamnés à mort. Le
roi avait fait grâce do la vie à celui des deux qui consentirait à décapiter l'autre. Le
père refusa énergiquement, le fils eut la lâcheté d’accepter. Il brandit sa hache, mais
elle se brisa et vint lui trancher la tète, au lieu de trancher celle de son père.
Ces deux statues n’ont disparu que vers 1793.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
J’admire surtout les ligures d’Ève, de Marie et de Dieu le père.
Je vais visiter les lions vivants, et je dessinerai l’un d’eux au poin-
çon1. Sur le pont où se font les exécutions, je vois deux statues qui
rappellent l’histoire d’un fils qui décapita son père2.
Gand est une ville très-remarquable, qui a quatre grands cours d’eau,
et qui renferme en outre beaucoup de choses curieuses; les peintres et
bleu et le pourpre, n’ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur éclat; on croirait que
cette belle toile, qui a aujourd’hui quatre cent trente-deux ans, sort de l’atelier des
peintres. Il est vrai que les Gantois en ont un soin tout particulier; elle ne voit la
lumière que rarement, à certains grands jours de fête, et à la demande des gens con-
sidérables. On m’a assuré à Gand que l’homme préposé à sa garde se livre à une
petite supercherie, que nous sommes assez tentés de lui pardonner, puisqu’elle con-
tribue à prolonger l’existence de ce chef-d’œuvre inimitable. Il a un flair excellent
parmi les touristes, dont il reçoit la visite; il distingue du premier coup d’œil ceux
qui sont dignes d’adorer VAgneau. S’il a affaire à des connaisseurs, il montre le vrai
tableau; s’il a affaire à des profanes, il exhibe une toile au hasard; ce qui n’empêche
pas ces braves gens de trouver la réputation du tableau surfaite. Le roi d'Espagne,
Philippe II, ne pouvait se lasser d’admirer cette peinture, il on offrit à plusieurs
reprises des sommes considérables, mais vainement; enfin, il se décida à la faire copier
par Michel Coxie, qui employa à ce travail pour trente-deux ducats de bleu, que le
Titien lui avait envoyé d'Italie. Cette copie est fort belle; on lui reproche seulement de
n’être pas la reproduction tout à fait exacte du modèle. On se demande, par exemple,
pourquoi la sainte Cécile regarde derrière elle; si c’est, comme on le suppose, un
caprice royal, nous excusons Coxie. Philippe II payait assez cher (quatre mille florins)
pour avoir le droit de donner des ordres, même mauvais. Elle a été longtemps en
Espagne, dans les galeries de TEscurial; aujourd’hui, on la voit dans le musée du roi
de Hollande. Des douze panneaux de la composition originale, six appartiennent au
roi de Prusse, qui les a achetés à un Anglais, M. Solly, avec quelques toiles d’un ordre
inférieur, pour la somme de 410,900 fr. Cet Anglais les avait payés 100,000 fr. à
M. Nieuwenhuys de Bruxelles, à qui ils avaient coûte 6,000 francs.
1. Wenceslas Hollar l’a gravé sur cuivré, d’après le dessin de Durer, qui est dans
le cabinet du comte Arundel. L’empereur Charles V, étant à Tunis, envoya un lion et
quatre lionnes à un certain Dominique van Houcke, dit Van Vaernewyck de Gand.
Histoire de Belgique, page 119, Gand 1574.
2. On voyait autrefois ces statues sur un des ponts jetés sur la Lys, appelé le
pont de la décapitulation, avec cette inscription :
Ae Garnit le en fant Fraepe sae père Tacte desuu
Maies se Heppe rompe, si Grâce de Dieu.
MCCCLXXI.
Voici la légende : Deux hommes, le père et le fils, étaient condamnés à mort. Le
roi avait fait grâce do la vie à celui des deux qui consentirait à décapiter l'autre. Le
père refusa énergiquement, le fils eut la lâcheté d’accepter. Il brandit sa hache, mais
elle se brisa et vint lui trancher la tète, au lieu de trancher celle de son père.
Ces deux statues n’ont disparu que vers 1793.