OPINIONS DE M. TAINE SUR L’ART ITALIEN.
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choses les progrès dus en réalité à l’initiative de quelques esprits supé-
rieurs, la doctrine de M. Taine tend, sinon à nous désintéresser des
grandes œuvres, au moins à nous en faire perdre le respect. Triste résul-
tat, s’il était obtenu, que ce parti pris d’envisager comme de simples
documents sur une époque les reliques les plus vénérables, les ensei-
gnements et les exemples les plus généraux ! Maigre admiration que
cette estime fondée tout entière sur la similitude des monuments de l’art
avec les coutumes du temps où ils ont paru ! Que les legs du génie ou du
talent nous trouvent plus reconnaissants et plus justes. Sachons user de
ce glorieux patrimoine, non pour la satisfaction d’une vaine curiosité,
mais pour les intérêts plus sérieux de notre intelligence, pour les besoins
de notre cœur, et ne rabaissons pas au niveau des vérités relatives ou
des formules accidentelles les vérités exprimées par les maîtres dans la
langue éternelle de la poésie et du beau.
Ne voit-on pas, d’ailleurs, les conséquences qu’entraînerait ce sys-
tème fataliste des affinités et des solidarités à outrance? Si la somme du
talent doit se proportionner à la quantité d’éléments favorables que la
civilisation comporte à un moment donné, si les bons ouvrages résultent
uniquement des bonnes conditions environnantes, il faut bien aussi, par
une conséquence logique, imputer tout entière à des influences du même
ordre la production des ouvrages mauvais ou faibles. Quel bill d’indem-
nité pour le faux talent, quelle consolation pour l’amour propre! « Est-ce
ma faute, se dira tout artiste impuissant, tout écrivain trompé dans son
ambition, est-ce ma faute si le sort m’a fait naître sur une terre ingrate,
dans un milieu contraire au développement des germes qu’une atmos-
phère différente eût fécondés ? Ailleurs et dans des temps plus heureux,
j’aurais pu, tout aussi bien qu’un autre, occuper l’admiration des hommes
et me trouver à mon tour porté à ce haut rang où les événements ont
hissé tel prétendu grand maître qui par lui-même ne valait pas mieux
que moi. Puisque l’imagination et ses œuvres ne proviennent en réalité
que des occasions, puisque tout se réduit à une question d’organisation
sociale et de mœurs publiques, qu’ai-je de mieux à faire, en ce qui me
concerne, que d’accuser les mœurs de mon siècle et de les rendre respon-
sables de ma médiocrité ? »
Est-il besoin de rappeler dans le passé ou d’indiquer dans le présent
tant de faits et d’exemples devant lesquels tomberait un pareil raisonne-
nement ? Combien d’artistes pourrait-on citer, depuis Lesueur jusqu’à
Prudhon, depuis Rembrandt jusqu’à Géricault et Delacroix, qui, soit à
tour de rôle, soit en même temps, ont pris, pour se donner carrière, le
contre-pied des inclinations communes au plus grand nombre, se raiïe-r-
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choses les progrès dus en réalité à l’initiative de quelques esprits supé-
rieurs, la doctrine de M. Taine tend, sinon à nous désintéresser des
grandes œuvres, au moins à nous en faire perdre le respect. Triste résul-
tat, s’il était obtenu, que ce parti pris d’envisager comme de simples
documents sur une époque les reliques les plus vénérables, les ensei-
gnements et les exemples les plus généraux ! Maigre admiration que
cette estime fondée tout entière sur la similitude des monuments de l’art
avec les coutumes du temps où ils ont paru ! Que les legs du génie ou du
talent nous trouvent plus reconnaissants et plus justes. Sachons user de
ce glorieux patrimoine, non pour la satisfaction d’une vaine curiosité,
mais pour les intérêts plus sérieux de notre intelligence, pour les besoins
de notre cœur, et ne rabaissons pas au niveau des vérités relatives ou
des formules accidentelles les vérités exprimées par les maîtres dans la
langue éternelle de la poésie et du beau.
Ne voit-on pas, d’ailleurs, les conséquences qu’entraînerait ce sys-
tème fataliste des affinités et des solidarités à outrance? Si la somme du
talent doit se proportionner à la quantité d’éléments favorables que la
civilisation comporte à un moment donné, si les bons ouvrages résultent
uniquement des bonnes conditions environnantes, il faut bien aussi, par
une conséquence logique, imputer tout entière à des influences du même
ordre la production des ouvrages mauvais ou faibles. Quel bill d’indem-
nité pour le faux talent, quelle consolation pour l’amour propre! « Est-ce
ma faute, se dira tout artiste impuissant, tout écrivain trompé dans son
ambition, est-ce ma faute si le sort m’a fait naître sur une terre ingrate,
dans un milieu contraire au développement des germes qu’une atmos-
phère différente eût fécondés ? Ailleurs et dans des temps plus heureux,
j’aurais pu, tout aussi bien qu’un autre, occuper l’admiration des hommes
et me trouver à mon tour porté à ce haut rang où les événements ont
hissé tel prétendu grand maître qui par lui-même ne valait pas mieux
que moi. Puisque l’imagination et ses œuvres ne proviennent en réalité
que des occasions, puisque tout se réduit à une question d’organisation
sociale et de mœurs publiques, qu’ai-je de mieux à faire, en ce qui me
concerne, que d’accuser les mœurs de mon siècle et de les rendre respon-
sables de ma médiocrité ? »
Est-il besoin de rappeler dans le passé ou d’indiquer dans le présent
tant de faits et d’exemples devant lesquels tomberait un pareil raisonne-
nement ? Combien d’artistes pourrait-on citer, depuis Lesueur jusqu’à
Prudhon, depuis Rembrandt jusqu’à Géricault et Delacroix, qui, soit à
tour de rôle, soit en même temps, ont pris, pour se donner carrière, le
contre-pied des inclinations communes au plus grand nombre, se raiïe-r-