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GAZETTE DES BEAU X - A U T S.
pérorent devant les toiles avec un petit air entendu en employant des
expressions pittoresques, ont même murmuré des chiffres qui ont rendu
les impressionistes rêveurs.
Nous restons plus froid et nous sommes de ceux qui, par état,
sont tenus de remonter les courants et de ramener les succès à leur
juste valeur. L’œuvre est curieuse, elle étonne même et, à un certain
degré, elle indique chez son auteur de grandes qualités, avec un défaut
capital qui amoindrit beaucoup sa portée : le tableau n’y est pas, et
c’est justement ce que la foule admire que nous ne pouvons pas accep-
ter. M. Girard, qui compte déjà de beaux succès, nous avait charmé en
s’attaquant, il y a quelques années, à un sujet très-simple pris dans la
réalité de la vie, singulièrement séduisant par le choix et même par la
conception et le rendu. Il avait peint hardiment une marchande de fleurs
roulant sa charrette, éventaire ambulantplein d’harmonies, de fraîcheurs
et de parfums : c’était relativement large, sincère et empreint d’un excel-
lent esprit. L’année d’après, si je ne me trompe, il avait peint une
allée de parc avec un cortège nuptial, en habits de noces du temps de
Louis XIII, foulant aux pieds les feuilles mortes qui jonchaient le sol
d’un jardin plein de chrysanthèmes et de fleurs d’automne. Le costume
était inattendu, les satins étaient trop chatoyants, les camées, les den-
telles, les passementeries et les paillettes jouaient un rôle excessif;
quant aux feuilles, on les aurait comptées. La tendance était déjà moins
bonne, le procédé moins large et la préoccupation de plaire et d’étonner
s’accusait visiblement. Cette année enfin l’artiste, qui avait eu un réel
succès, a pensé que l’heure était venue de frapper un grand coup, il
s’est installé au coin du pont Saint-Michel, regardant du côté du Palais
de Justice et, prenant pour premier plan le trottoir et la chaussée, il a
peint « le Quai aux fleurs ». C’est la nature même, moins les sacrifices
qu’elle fait si généreusement, et moins l’enveloppe, l’air ambiant, les ac-
cidents, les hasards, le choix nécessaire; par-dessus tout, moins l’esprit
qui fait les tableaux et, dans ce qui frappe les yeux de l’artiste, lui or-
donne de ne voir que ce qui doit être vu, de ne mettre en relief que ce
qui est le principal, de tenir discrètement à son plan ce qui est l’ac-
cessoire, de noyer dans l’ombre les détails qui, tout en existant et en
tenant modestement leur place, ne peuvent pas s’imposer aux yeux du
spectateur et absorber son attention.
Le Quai aux fleurs est un sujet charmant, j'attends l’artiste qui, s’at-
taquant un jour au marché de la Madeleine, trouvera là l’occasion d’une
toile exquise. Comment M. Girard, qui avait su donner de la grâce à sa
Bouquetière d’antan, au lieu de nous offrir cette clientèle de types vul-
GAZETTE DES BEAU X - A U T S.
pérorent devant les toiles avec un petit air entendu en employant des
expressions pittoresques, ont même murmuré des chiffres qui ont rendu
les impressionistes rêveurs.
Nous restons plus froid et nous sommes de ceux qui, par état,
sont tenus de remonter les courants et de ramener les succès à leur
juste valeur. L’œuvre est curieuse, elle étonne même et, à un certain
degré, elle indique chez son auteur de grandes qualités, avec un défaut
capital qui amoindrit beaucoup sa portée : le tableau n’y est pas, et
c’est justement ce que la foule admire que nous ne pouvons pas accep-
ter. M. Girard, qui compte déjà de beaux succès, nous avait charmé en
s’attaquant, il y a quelques années, à un sujet très-simple pris dans la
réalité de la vie, singulièrement séduisant par le choix et même par la
conception et le rendu. Il avait peint hardiment une marchande de fleurs
roulant sa charrette, éventaire ambulantplein d’harmonies, de fraîcheurs
et de parfums : c’était relativement large, sincère et empreint d’un excel-
lent esprit. L’année d’après, si je ne me trompe, il avait peint une
allée de parc avec un cortège nuptial, en habits de noces du temps de
Louis XIII, foulant aux pieds les feuilles mortes qui jonchaient le sol
d’un jardin plein de chrysanthèmes et de fleurs d’automne. Le costume
était inattendu, les satins étaient trop chatoyants, les camées, les den-
telles, les passementeries et les paillettes jouaient un rôle excessif;
quant aux feuilles, on les aurait comptées. La tendance était déjà moins
bonne, le procédé moins large et la préoccupation de plaire et d’étonner
s’accusait visiblement. Cette année enfin l’artiste, qui avait eu un réel
succès, a pensé que l’heure était venue de frapper un grand coup, il
s’est installé au coin du pont Saint-Michel, regardant du côté du Palais
de Justice et, prenant pour premier plan le trottoir et la chaussée, il a
peint « le Quai aux fleurs ». C’est la nature même, moins les sacrifices
qu’elle fait si généreusement, et moins l’enveloppe, l’air ambiant, les ac-
cidents, les hasards, le choix nécessaire; par-dessus tout, moins l’esprit
qui fait les tableaux et, dans ce qui frappe les yeux de l’artiste, lui or-
donne de ne voir que ce qui doit être vu, de ne mettre en relief que ce
qui est le principal, de tenir discrètement à son plan ce qui est l’ac-
cessoire, de noyer dans l’ombre les détails qui, tout en existant et en
tenant modestement leur place, ne peuvent pas s’imposer aux yeux du
spectateur et absorber son attention.
Le Quai aux fleurs est un sujet charmant, j'attends l’artiste qui, s’at-
taquant un jour au marché de la Madeleine, trouvera là l’occasion d’une
toile exquise. Comment M. Girard, qui avait su donner de la grâce à sa
Bouquetière d’antan, au lieu de nous offrir cette clientèle de types vul-