N° 4. 29 Février 1880. Vingt-deuxième Année.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR: M. Ad. SIRET.
membre de l'académie roy. de belgique, etc.
SOMMAIRE. Italie : Au palais San Donato. —
France : Carpeaux par M. Ernest Chesneaux. —
Le salon de Pau. — L'Egypte. — Allemagne :
Les tableaux vivants. — Belgique : Une exper-
tise. — Mort de M. Heris. — Les œuvres de
Rubens. — Chronique générale. — Cabinet de
la cuiiosité. — Dictionnaire des peintres. —
Annonces.
Italie.
AU PALAIS SAN DONATO.
Correspondance particulière.
Florence.
Dans le salon Lucca délia Robia où sont
conservés les œuvres du célèbre Florentin
dont des descendants existent encore, je m'ar-
rête devant une prestigieuse tapisserie fla-
mande travaillée en fils d'or, d'argent et de
soie et dont le carton descend en droite ligne
de Jean Van Eyck. C'est évidemment un
joyau commandé par la maison de Bourgogne
comme il serait facile de s'en assurer grâce à
quelques fragments de blasons épars ça et là.
Ce délicieux travail représente la Vierge et
l'enfant Jésus assis sous un dais d'une ri-
chesse inouïe et qu'entourent des anges
jouant de la musique à droite et à gauche,
deux femmes assises, richement vêtues (les
donatrices peut-être) assistent à cette scène.
Le sol est jonché de fleurs et d'innombrables
détails remplissent les vides. Les lettres J M
entrelacées se remarquent souvent répétées
sous des bouquets de fleurs. Il en est qui
sont partis de-là pour affirmer que ce chef-
d'œuvre est de Jean Memlinc.
Toute cette, salle est remplie d'étoffes, de
chasubles,de broderies, etc., dont le moindre
morceau formerait la pièce de résistance d'une
collection déjà passable. Dans les angles sont
des bronzes de Jean de Bologne, du Verro-
chio,de Délia porta,des épées,des vide-poches,
des médaillons gothiques brodés à la soie,
puis une tapisserie splendide d'après Vander
Weyden, en or et soie,provenant de l'Escu-
rial (comment est-elle partie de là?).Aux fenê-
tres des vitraux typiques de France, d'Alle-
magne, de Suisse, de Flandre, avec des dates
et des inscriptions curieuses.
Dans la galerie Louis XVI citons ce déli-
cieux biscuit représentant Marie-Antoinette
presque nue offrant à la France le premier
dauphin né en 1781, par Pajou. Ce groupe
admirablement conçu et exécuté,n est pas une
des moindres curiosités de San Donato. Les
porcelaines les plus rares sont posées de ci
de là sur des guéridons et éblouissent les yeux
non moins que l'imagination. Toutes les
grâces de la céramique, toutes ses splendeurs,
toutes ses surprises au point de vue de l'art
et de l'histoire, vous empoignent, et pardon-
paraissant deux fois par mois.
PRIX PAR AN ; BELGIQUE : 9 FRANCS,
étranger ; 13 fr,
nez-moi l'expression, vous hébètent par leur
magnificence et par leur nombre. Il faut en
dire autant du monde de bibelots royaux qui
constellent les surfaces des tables, des mon-
tres, des vitrines et des appuis. Jugez-en :
voici des boîtes,des tabatières,etc. avec des mi-
niatures de Savignac, de Petitot, de Bordier,
de Bourdon, etc. des médailles précieuses,des
montres, des émaux, des cachets, des man-
ches, puis des... cannes! oui des cannes dont
le bois est moins précieux bien entendu que
les riches pommes qui les surmontent. Sur
la cheminée une pendule charmante, de Pajou,
œuvre historique accostée de deux candéla-
bres luxueux composés par Clodion. Une
douzaine de tableaux sont accrochés à la
muraille, parmi lesquels je pointe en passant
deux rares et ravissants petits portraits de
Bizet,ce rival de Coques; un beau Louis XVI
de Gallet, des Schall charmants, un Flink,
un Boucher, un Eug. Delacroix.
Dans le salon de Fortuny qui suit, des
meubles, des dentelles, des velours, des pen-
dules, que sais-je encore? On est là, on re-
garde, on sait bien où l'on est, mais on se
pince pour se sentir, pour être bien sûr qu'on
ne rêve pas et malgré tout cela on s'obstine à
croire que l'on rêve. Je continue à marcher
avec des traits de feu dans les yeux, je cou-
doie des cabinets écrasants de richesses, je
me cogne à des tabourets historiques aux-
quels je fais mes très humbles excuses, des
lustres me font signe, mais je résiste ; je tends
les mains sur des coffrets précieux comme
pour les ouvrir et voilà que je gagne des suées
comme si j'allais être arrêté pour vol, ce qui
aurait pu arriver devant une belle statuette
de la Nuit de Michel-Ange, mais mon ami
G. veillait sur moi, pas assez cependant pour
qu'il me retînt devant une portière en velours
de Gènes où je m'emberlificotai tellement que
j'en fus gêné au possible; après quoi j'allai
m'asseoir et fermer les yeux sur une des ban-
quettes du Salon des souverains.
Après quelques instants de repos, je repris
ma course non sans avoir jeté un rapide re-
gard sur des portraits de souverains par Ver-
net, Kinson, Gérard, Steuben, puis j'arrivai
au salon de Canova où ma. délectation fut
complète comme vous allez en juger.
Ce salon est une galerie d'une vingtaine de
mètres, avec une grande coupole au milieu.
Là, comme partout, le mobilier n'a pas un
détail qui n'ait sa valeur et son histoire. Les
sophas et les chaises ont appartenu à Napo-
léon I, des bustes montés sur gaines s'allon-
gent aux pieds des lambris ; ces bustes sont
signés Pampaloni, Mattei, Menconi; une
magnifique statue de Chaudet représentant
Napoléon législateur, nous arrête et nous
cloue sur place, c'est magistral, noble et
grand, c'est de l'art romain, sauf le manteau
trop volumineux; puis voici le fameux Amour
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s'-nicolas (belgique).
bandant son arc, de la collection Pourtalès,
puis des cabinets florentins en ébène, ivoire,
écaille, avec des peintures de Luc Giordano;
deux entre autres sont prodigieux de richesse
et d'art, Giordano y a peint plus de trente
sujets mythologiques plus voluptueux les uns
que les autres ; puis voici un ravissant Bac-
chant antique en marbre blanc, puis des sta-
tues encore, des bustes encore, de Bienaimé,
de Canova (notamment sa belle statue de la
mère de Napoléon Ier), puis... mais faisons un
halte devant les tableaux de cette galerie qui
vaut son pesant d'or et de billets de mille.
Toisons-les du regard et notons-les d'une
ligne ou deux.
La Boucherie, de David Teniers. C'est
l'original qui a servi à tant de copies et que
le monde des arts connaît suffisamment. —
Berckheyden, Place à Haarlem, d'une puis-
sance de lumière à nulle autre pareille. —
Ruysdael (J.), Les blanchisseuses, de la col-
lection Pereire. ■— Van de Velde, Le coup de
canon, délicieuse marine ; une des plus esti-
mées du maître. — Ruysdael (S.), Bords de
la Meuse, signé, daté de 3645. Un chef-
d'œuvre de lumière et de poésie. — Coello,
Portrait dune infante. Un grand style se
dégage d'un amoncellement incroyable de
bijoux et de dentelles. Verelst, A., Van Os-
tade, Tilborgh, Netscher, Terburg, Kalf,
Saftleven, Jordaens, sont représentés par des
exemplaires qui proviennent tous de galeries
célèbres et notés dans la république des arts
avec la même authenticité que des actes de
l'état civil.
Ce n'est pas fini : voici une perle de Van
Dyck, le portrait du comte de Stafford cité
par Smith. — Un abreuvoir de A. Van de
Velde, le même qui a paru aux ventes les
plus notoires de ce siècle et que Smith a ciîé
Y Idylle de Jean Steen, collection Munro. —
Le Christ-au tombeau, de Rubens, plus beau
d'exécution que de sentiment. — Le Torrent
de Ruysdael, collection Pereyre.
Dans la grande galerie flamande nouveaux
trésors dans la plus réelle acception du mot.
Du reste, il suffit de citer pour éblouir : un
Wynants, celui de la collection Clarke. —
Le plafond de Whitehall, de Rubens, étude
d'un effet prodigieux dont je vous ai déjà
parlé et que je revois avec plaisir. — Les
moulins de Hobbema, ceux que Smith cite
et qui viennent de la collection Tracy. — Un
portrait de Frans Hais,très crâne et très libre.
— Un retour de chasse de N. Berchem, celui
de Smith. — Le Jubilé d'A. Van Ostad'e, cité
par Smith et venant de la galerie Forster._
Le château de J. Ruisdael, cité par Smith,
venant du cabinet de Lady Stuart. — La
pharmacie, panneau exquis et velouté de
Brekelenkamp. — Le château de Brederode,
de Ruisdael, du cabinet Papin. — La jeune
fille de Rembrandt, celle que Smith cite et;
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR: M. Ad. SIRET.
membre de l'académie roy. de belgique, etc.
SOMMAIRE. Italie : Au palais San Donato. —
France : Carpeaux par M. Ernest Chesneaux. —
Le salon de Pau. — L'Egypte. — Allemagne :
Les tableaux vivants. — Belgique : Une exper-
tise. — Mort de M. Heris. — Les œuvres de
Rubens. — Chronique générale. — Cabinet de
la cuiiosité. — Dictionnaire des peintres. —
Annonces.
Italie.
AU PALAIS SAN DONATO.
Correspondance particulière.
Florence.
Dans le salon Lucca délia Robia où sont
conservés les œuvres du célèbre Florentin
dont des descendants existent encore, je m'ar-
rête devant une prestigieuse tapisserie fla-
mande travaillée en fils d'or, d'argent et de
soie et dont le carton descend en droite ligne
de Jean Van Eyck. C'est évidemment un
joyau commandé par la maison de Bourgogne
comme il serait facile de s'en assurer grâce à
quelques fragments de blasons épars ça et là.
Ce délicieux travail représente la Vierge et
l'enfant Jésus assis sous un dais d'une ri-
chesse inouïe et qu'entourent des anges
jouant de la musique à droite et à gauche,
deux femmes assises, richement vêtues (les
donatrices peut-être) assistent à cette scène.
Le sol est jonché de fleurs et d'innombrables
détails remplissent les vides. Les lettres J M
entrelacées se remarquent souvent répétées
sous des bouquets de fleurs. Il en est qui
sont partis de-là pour affirmer que ce chef-
d'œuvre est de Jean Memlinc.
Toute cette, salle est remplie d'étoffes, de
chasubles,de broderies, etc., dont le moindre
morceau formerait la pièce de résistance d'une
collection déjà passable. Dans les angles sont
des bronzes de Jean de Bologne, du Verro-
chio,de Délia porta,des épées,des vide-poches,
des médaillons gothiques brodés à la soie,
puis une tapisserie splendide d'après Vander
Weyden, en or et soie,provenant de l'Escu-
rial (comment est-elle partie de là?).Aux fenê-
tres des vitraux typiques de France, d'Alle-
magne, de Suisse, de Flandre, avec des dates
et des inscriptions curieuses.
Dans la galerie Louis XVI citons ce déli-
cieux biscuit représentant Marie-Antoinette
presque nue offrant à la France le premier
dauphin né en 1781, par Pajou. Ce groupe
admirablement conçu et exécuté,n est pas une
des moindres curiosités de San Donato. Les
porcelaines les plus rares sont posées de ci
de là sur des guéridons et éblouissent les yeux
non moins que l'imagination. Toutes les
grâces de la céramique, toutes ses splendeurs,
toutes ses surprises au point de vue de l'art
et de l'histoire, vous empoignent, et pardon-
paraissant deux fois par mois.
PRIX PAR AN ; BELGIQUE : 9 FRANCS,
étranger ; 13 fr,
nez-moi l'expression, vous hébètent par leur
magnificence et par leur nombre. Il faut en
dire autant du monde de bibelots royaux qui
constellent les surfaces des tables, des mon-
tres, des vitrines et des appuis. Jugez-en :
voici des boîtes,des tabatières,etc. avec des mi-
niatures de Savignac, de Petitot, de Bordier,
de Bourdon, etc. des médailles précieuses,des
montres, des émaux, des cachets, des man-
ches, puis des... cannes! oui des cannes dont
le bois est moins précieux bien entendu que
les riches pommes qui les surmontent. Sur
la cheminée une pendule charmante, de Pajou,
œuvre historique accostée de deux candéla-
bres luxueux composés par Clodion. Une
douzaine de tableaux sont accrochés à la
muraille, parmi lesquels je pointe en passant
deux rares et ravissants petits portraits de
Bizet,ce rival de Coques; un beau Louis XVI
de Gallet, des Schall charmants, un Flink,
un Boucher, un Eug. Delacroix.
Dans le salon de Fortuny qui suit, des
meubles, des dentelles, des velours, des pen-
dules, que sais-je encore? On est là, on re-
garde, on sait bien où l'on est, mais on se
pince pour se sentir, pour être bien sûr qu'on
ne rêve pas et malgré tout cela on s'obstine à
croire que l'on rêve. Je continue à marcher
avec des traits de feu dans les yeux, je cou-
doie des cabinets écrasants de richesses, je
me cogne à des tabourets historiques aux-
quels je fais mes très humbles excuses, des
lustres me font signe, mais je résiste ; je tends
les mains sur des coffrets précieux comme
pour les ouvrir et voilà que je gagne des suées
comme si j'allais être arrêté pour vol, ce qui
aurait pu arriver devant une belle statuette
de la Nuit de Michel-Ange, mais mon ami
G. veillait sur moi, pas assez cependant pour
qu'il me retînt devant une portière en velours
de Gènes où je m'emberlificotai tellement que
j'en fus gêné au possible; après quoi j'allai
m'asseoir et fermer les yeux sur une des ban-
quettes du Salon des souverains.
Après quelques instants de repos, je repris
ma course non sans avoir jeté un rapide re-
gard sur des portraits de souverains par Ver-
net, Kinson, Gérard, Steuben, puis j'arrivai
au salon de Canova où ma. délectation fut
complète comme vous allez en juger.
Ce salon est une galerie d'une vingtaine de
mètres, avec une grande coupole au milieu.
Là, comme partout, le mobilier n'a pas un
détail qui n'ait sa valeur et son histoire. Les
sophas et les chaises ont appartenu à Napo-
léon I, des bustes montés sur gaines s'allon-
gent aux pieds des lambris ; ces bustes sont
signés Pampaloni, Mattei, Menconi; une
magnifique statue de Chaudet représentant
Napoléon législateur, nous arrête et nous
cloue sur place, c'est magistral, noble et
grand, c'est de l'art romain, sauf le manteau
trop volumineux; puis voici le fameux Amour
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s'-nicolas (belgique).
bandant son arc, de la collection Pourtalès,
puis des cabinets florentins en ébène, ivoire,
écaille, avec des peintures de Luc Giordano;
deux entre autres sont prodigieux de richesse
et d'art, Giordano y a peint plus de trente
sujets mythologiques plus voluptueux les uns
que les autres ; puis voici un ravissant Bac-
chant antique en marbre blanc, puis des sta-
tues encore, des bustes encore, de Bienaimé,
de Canova (notamment sa belle statue de la
mère de Napoléon Ier), puis... mais faisons un
halte devant les tableaux de cette galerie qui
vaut son pesant d'or et de billets de mille.
Toisons-les du regard et notons-les d'une
ligne ou deux.
La Boucherie, de David Teniers. C'est
l'original qui a servi à tant de copies et que
le monde des arts connaît suffisamment. —
Berckheyden, Place à Haarlem, d'une puis-
sance de lumière à nulle autre pareille. —
Ruysdael (J.), Les blanchisseuses, de la col-
lection Pereire. ■— Van de Velde, Le coup de
canon, délicieuse marine ; une des plus esti-
mées du maître. — Ruysdael (S.), Bords de
la Meuse, signé, daté de 3645. Un chef-
d'œuvre de lumière et de poésie. — Coello,
Portrait dune infante. Un grand style se
dégage d'un amoncellement incroyable de
bijoux et de dentelles. Verelst, A., Van Os-
tade, Tilborgh, Netscher, Terburg, Kalf,
Saftleven, Jordaens, sont représentés par des
exemplaires qui proviennent tous de galeries
célèbres et notés dans la république des arts
avec la même authenticité que des actes de
l'état civil.
Ce n'est pas fini : voici une perle de Van
Dyck, le portrait du comte de Stafford cité
par Smith. — Un abreuvoir de A. Van de
Velde, le même qui a paru aux ventes les
plus notoires de ce siècle et que Smith a ciîé
Y Idylle de Jean Steen, collection Munro. —
Le Christ-au tombeau, de Rubens, plus beau
d'exécution que de sentiment. — Le Torrent
de Ruysdael, collection Pereyre.
Dans la grande galerie flamande nouveaux
trésors dans la plus réelle acception du mot.
Du reste, il suffit de citer pour éblouir : un
Wynants, celui de la collection Clarke. —
Le plafond de Whitehall, de Rubens, étude
d'un effet prodigieux dont je vous ai déjà
parlé et que je revois avec plaisir. — Les
moulins de Hobbema, ceux que Smith cite
et qui viennent de la collection Tracy. — Un
portrait de Frans Hais,très crâne et très libre.
— Un retour de chasse de N. Berchem, celui
de Smith. — Le Jubilé d'A. Van Ostad'e, cité
par Smith et venant de la galerie Forster._
Le château de J. Ruisdael, cité par Smith,
venant du cabinet de Lady Stuart. — La
pharmacie, panneau exquis et velouté de
Brekelenkamp. — Le château de Brederode,
de Ruisdael, du cabinet Papin. — La jeune
fille de Rembrandt, celle que Smith cite et;