N° 23.
15 Décembre 1880.
Vingt-deuxième Année.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR : M. Ad. SIRET.
MEMBRE DE l'aCADÉMIE ROY. DE BELGIQUE, ETC.
SOMMAIRE. — Belgique : L'exposition histo-
rique ;suite). — L'art moderne en Norwège
(suite). — Archéologie religieuse. — France :
Correspondance particulière : MM. Victor
Champier et Anthyme de St-Maur. — Chroni-
que générale. — Cabinet de la curiosité. —
Dictionnaire des peintres. — Annonces.
S! eUjinue.
L'EXPOSITION HISTORIQUE (*).
(Suite).
J'avoue n'avoir pu lire sans une vive satis-
faction les lignes suivantes écrites par Camille
Lemonnier qui a pris dans la critique artisti-
que, entre autres, uu rôle prépondérant plus
encore en France qu'en Belgique, car on sait
que chez nous on se préoccupe peu ou prou
de tout ce qui n'appartient pas directement au
positif. Le sentiment que notre auteur exprime
avec une lucidité si nette et une carrure de
formes tout-à-fait magistrale, est la consécra-
tion la plus inespérée que je puisse désirer des
idéesquedans ce journal, et ailleurs, j'ai passé
ma vie à défendre. Camille Lemonnier, on le
sait, est, lui aussi, un partisan à outrance de la
modernité, mais tout enthousiaste a ses heu-
res de repos, de justice et de vérité. C'est
même à cela que l'on reconnaît le critique
vraiment supérieur.
Voici donc comment s'exprime dans YEu-
rope,\ 'écrivain que nous venons de nommer.
Nous imprimons en italique certains passages
qui méritent réflexion.
Un fait à signaler et qui l'a été par d'autres que
par moi, c'est le revirement presque universel au
sujet de quelques vieux peintres depuis longtemps
délaissés, et dont il était convenu qu'on ne par-
lerait plus. Il y a une raison à ce revirement, et
cette raison est à elle seule un enseignement pour
(*) h'Exposition historique n'est plus qu'un
titre que nous appliquons à une série d'esquisses
destinées à rappeler les artistes de valeur qui
depuis cinquante ans ont passé sous nos yeux.
Cette galerie formera une centaine de portraits
et constituera dans son ensemble avec les annexes
et les gravures qui seront jointes à l'ouvrage, une
section importante de cette Histoire des Beaux-Arts
que nous avions mise, sans succès, au concours
dans ce journal. Ces esquisses publiées aujourd'hui
sans suite et au hasard des circonstances, paraî-
tront chronologiquement dansnotre travail séparé.
Ad. S.
PARAISSANT DEUX FOIS PAR MOIS.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : 9 FRANCS.
ÉTRANGER : 12 FR.
les artistes. L'école réaliste avait très sainement
fait retour aux origines en peignant dans le sens et
l'esprit de l'ancien art flamand; mais, éprise de co-
lorations rutilantes et fortes, elle avait sacrifié aux
effets de palette, non pas la belle ligne, qui n'a rien
à voir avec les préoccupations modernes, mais
la correction à la fois savante et émue du dessin,
sans lequel une œuvre n'arrive pas à l'expression
complète. Il a fallu la transformation graduelle do
l'idéal artistique pour arriver à la constatation de
l'infériorité d'un art qui ne serait basé que sur le
sentiment coloriste. Aujourd'hui qu'un besoin de
précision, d'analyse exacte, de rigoureuse repré-
sentation de la nature a envahi les esprits, on
s'aperçoit que la figure la plus chaudement patinée
est incomplète si elle n'a pas une signification dé-
terminée, qui ne permette pas de la confondre avec
d'autres; et naturellement, par la logique des cho-
ses, les peintres aussi bien que le public, en sont
arrivés à rechercher et peut-être même à exagérer,
chez les dessinateurs d'autrefois, les qualités qui
leur manquent le plus. Il y a là un excès contraire,
dont il faut se garder : la forme, chez Navez, pour
ne citer que l'excellent maître... la forme, bridée,
étroite, moulée sur le marbre, et la plupart du
temps sans chaleur, mais exacte, de proportions
justes, symétrique, bien conduite, par moments
raphaélesque et d'autres fois simplement davi-
dienne, c'est-à-dire sèche et guindée, ne répond
nullement à l'idée de vie chaude et de matérialité
solide que ce siècle exige chaque jour un peu plus
de ses artistes et qui est aussi bien la poursuite des
lettres que des arts; mais elle est bonne à consul-
ter comme le point de départ d'une plastique
plus large et, dans tous les cas, l'estime dont on
l'entoure aujourd'hui indique la nécessité d'un
retour aux pratiques des anciennes écoles, je
veux dire l'étude du modèle, nullement abstraite,
et bornée aux traits généraux, mais particularisée
et approfondie dans le sens des intimités.
Je fais volontiers mon mea culpâ de mes dédains
de jeunesse pour quelques peintres, que la généra-
tion dont je fais partie ignorait, ou à peu près. Il
est certain que l'Entrée de Napoléon Ir à Anvers,
du vieux Mathieu Van Brée, tiendrait son rang
parmi les œuvres les plus modernes ; c'est un vrai
morceau de peinture, délicieusement gris, avec des
taches de ton chantantes et spirituelles ; et l'air y
coule, fluide, argenté, transparent, faisant sur la
foule une pâleur de bue, ça et là lavée d'une
pointe tendre de bleu. Ajoutez l'ondulemont de ces
masses d'habits chamarrés, l'éclair doux de ce tas
de petites tètes solennelles, l'ombre moirée où
plongent les embarcations balancées par le fleuve.
Il y a là quelque chose comme la finesse aiguisée
et le calme rayonnement des petites toiles de Prud-
hon, compliqué de ce sentiment des foules, percep-
tible chez le très curieux et très fugace analyste,
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s'-nicolas (belgique).
Cabet, le peintre dont on ne connait que cinq à six
tableaux.
Avec Van Regemorter, nous pénétrons dans un
art différent, nullement clair ni frais comme l'autre,
mais bonhomme encore, épanoui, cordial, d'une
lumière tournée au roux et jaillissant en éclats
mordorés, dont là répercussion allume les pénom-
bres. Je vous assuré que le Benedicite, avec sa
touche légère, ses glacis transparents et sa franchise
d'esquisse, me plaît infiniment plus que certaines
machines lourdement empâtées au moyen desquelles
des manouvriers, dignes au plus de remuer ia glaise,
croient aujourd'hui faire du réelisme.
*
Ce Mathieu Van Brée que les impressionistes
tombent avec des ricanements où se lit leur pro-
fonde ignorance, ce Mathieu Van Brée est peut
être de tous les artistes flamands de la renais-
sance moderne, celui a qui revient le plus de
gloire et d'honneur. Admirateur passionné de
Rubens qu'il comprenait et exprimait à mer-
veille, c'est à lui qu'on doit la résurrectiou
des traditions flamandes dans l'école d'An-
vers. Il a subi l'école de David parce qu'elle
était alors ce que le réalisme a été depuis, une
tempête mais jamais il n'a sacrifié par lui-
même, non plus que dans son enseignement, à
l'idole régnante. Admirable théoricien il a
laissé des trésors qui a l'heure qu'il est for-
ment encore dans renseignement académique
et partout, des modèles irréprochables, re-
liques vénérées où le dessin est comme pé-
nétré d'nne saveur rubenesque. Les vieux
professeurs actuels et un certain nombre
d'artistes encore vivants, n'oublieront jamais
avec quelle conviction émue, avec quelle force
et quelle vibration dans sa voix pourtant un
peu grêle, il enseignait les préceptes du
grand art. J'ai connu Mathieu Van Brée denx
ans avant sa mort. J'étais jeune et en voyant
cet homme fait art, en l'écoutant parler des
maîtres anciens comme si l'univers et la vie
tout entiers étaient là, en regardant ses yeux
perçants mais fatigués plonger dans l'avenir
avec l'assurance d'y voir le soleil nouveau dont
il semblait être le précurseur, en subissant
dans les deux ou trois visites que je lui fis
cette fascination absorbante, je crois que je
lui dois l'origine de la vocation qui m'entraîna
vers l'étude des arts.
Pauvre et cher Van Brée ! il avait un élève
aimé entre tous, Gustave Wappers. La légende
dit que l'élève paya le maître de la plus noire
ingratitude. En 1859 on disait même que le
15 Décembre 1880.
Vingt-deuxième Année.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR : M. Ad. SIRET.
MEMBRE DE l'aCADÉMIE ROY. DE BELGIQUE, ETC.
SOMMAIRE. — Belgique : L'exposition histo-
rique ;suite). — L'art moderne en Norwège
(suite). — Archéologie religieuse. — France :
Correspondance particulière : MM. Victor
Champier et Anthyme de St-Maur. — Chroni-
que générale. — Cabinet de la curiosité. —
Dictionnaire des peintres. — Annonces.
S! eUjinue.
L'EXPOSITION HISTORIQUE (*).
(Suite).
J'avoue n'avoir pu lire sans une vive satis-
faction les lignes suivantes écrites par Camille
Lemonnier qui a pris dans la critique artisti-
que, entre autres, uu rôle prépondérant plus
encore en France qu'en Belgique, car on sait
que chez nous on se préoccupe peu ou prou
de tout ce qui n'appartient pas directement au
positif. Le sentiment que notre auteur exprime
avec une lucidité si nette et une carrure de
formes tout-à-fait magistrale, est la consécra-
tion la plus inespérée que je puisse désirer des
idéesquedans ce journal, et ailleurs, j'ai passé
ma vie à défendre. Camille Lemonnier, on le
sait, est, lui aussi, un partisan à outrance de la
modernité, mais tout enthousiaste a ses heu-
res de repos, de justice et de vérité. C'est
même à cela que l'on reconnaît le critique
vraiment supérieur.
Voici donc comment s'exprime dans YEu-
rope,\ 'écrivain que nous venons de nommer.
Nous imprimons en italique certains passages
qui méritent réflexion.
Un fait à signaler et qui l'a été par d'autres que
par moi, c'est le revirement presque universel au
sujet de quelques vieux peintres depuis longtemps
délaissés, et dont il était convenu qu'on ne par-
lerait plus. Il y a une raison à ce revirement, et
cette raison est à elle seule un enseignement pour
(*) h'Exposition historique n'est plus qu'un
titre que nous appliquons à une série d'esquisses
destinées à rappeler les artistes de valeur qui
depuis cinquante ans ont passé sous nos yeux.
Cette galerie formera une centaine de portraits
et constituera dans son ensemble avec les annexes
et les gravures qui seront jointes à l'ouvrage, une
section importante de cette Histoire des Beaux-Arts
que nous avions mise, sans succès, au concours
dans ce journal. Ces esquisses publiées aujourd'hui
sans suite et au hasard des circonstances, paraî-
tront chronologiquement dansnotre travail séparé.
Ad. S.
PARAISSANT DEUX FOIS PAR MOIS.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : 9 FRANCS.
ÉTRANGER : 12 FR.
les artistes. L'école réaliste avait très sainement
fait retour aux origines en peignant dans le sens et
l'esprit de l'ancien art flamand; mais, éprise de co-
lorations rutilantes et fortes, elle avait sacrifié aux
effets de palette, non pas la belle ligne, qui n'a rien
à voir avec les préoccupations modernes, mais
la correction à la fois savante et émue du dessin,
sans lequel une œuvre n'arrive pas à l'expression
complète. Il a fallu la transformation graduelle do
l'idéal artistique pour arriver à la constatation de
l'infériorité d'un art qui ne serait basé que sur le
sentiment coloriste. Aujourd'hui qu'un besoin de
précision, d'analyse exacte, de rigoureuse repré-
sentation de la nature a envahi les esprits, on
s'aperçoit que la figure la plus chaudement patinée
est incomplète si elle n'a pas une signification dé-
terminée, qui ne permette pas de la confondre avec
d'autres; et naturellement, par la logique des cho-
ses, les peintres aussi bien que le public, en sont
arrivés à rechercher et peut-être même à exagérer,
chez les dessinateurs d'autrefois, les qualités qui
leur manquent le plus. Il y a là un excès contraire,
dont il faut se garder : la forme, chez Navez, pour
ne citer que l'excellent maître... la forme, bridée,
étroite, moulée sur le marbre, et la plupart du
temps sans chaleur, mais exacte, de proportions
justes, symétrique, bien conduite, par moments
raphaélesque et d'autres fois simplement davi-
dienne, c'est-à-dire sèche et guindée, ne répond
nullement à l'idée de vie chaude et de matérialité
solide que ce siècle exige chaque jour un peu plus
de ses artistes et qui est aussi bien la poursuite des
lettres que des arts; mais elle est bonne à consul-
ter comme le point de départ d'une plastique
plus large et, dans tous les cas, l'estime dont on
l'entoure aujourd'hui indique la nécessité d'un
retour aux pratiques des anciennes écoles, je
veux dire l'étude du modèle, nullement abstraite,
et bornée aux traits généraux, mais particularisée
et approfondie dans le sens des intimités.
Je fais volontiers mon mea culpâ de mes dédains
de jeunesse pour quelques peintres, que la généra-
tion dont je fais partie ignorait, ou à peu près. Il
est certain que l'Entrée de Napoléon Ir à Anvers,
du vieux Mathieu Van Brée, tiendrait son rang
parmi les œuvres les plus modernes ; c'est un vrai
morceau de peinture, délicieusement gris, avec des
taches de ton chantantes et spirituelles ; et l'air y
coule, fluide, argenté, transparent, faisant sur la
foule une pâleur de bue, ça et là lavée d'une
pointe tendre de bleu. Ajoutez l'ondulemont de ces
masses d'habits chamarrés, l'éclair doux de ce tas
de petites tètes solennelles, l'ombre moirée où
plongent les embarcations balancées par le fleuve.
Il y a là quelque chose comme la finesse aiguisée
et le calme rayonnement des petites toiles de Prud-
hon, compliqué de ce sentiment des foules, percep-
tible chez le très curieux et très fugace analyste,
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s'-nicolas (belgique).
Cabet, le peintre dont on ne connait que cinq à six
tableaux.
Avec Van Regemorter, nous pénétrons dans un
art différent, nullement clair ni frais comme l'autre,
mais bonhomme encore, épanoui, cordial, d'une
lumière tournée au roux et jaillissant en éclats
mordorés, dont là répercussion allume les pénom-
bres. Je vous assuré que le Benedicite, avec sa
touche légère, ses glacis transparents et sa franchise
d'esquisse, me plaît infiniment plus que certaines
machines lourdement empâtées au moyen desquelles
des manouvriers, dignes au plus de remuer ia glaise,
croient aujourd'hui faire du réelisme.
*
Ce Mathieu Van Brée que les impressionistes
tombent avec des ricanements où se lit leur pro-
fonde ignorance, ce Mathieu Van Brée est peut
être de tous les artistes flamands de la renais-
sance moderne, celui a qui revient le plus de
gloire et d'honneur. Admirateur passionné de
Rubens qu'il comprenait et exprimait à mer-
veille, c'est à lui qu'on doit la résurrectiou
des traditions flamandes dans l'école d'An-
vers. Il a subi l'école de David parce qu'elle
était alors ce que le réalisme a été depuis, une
tempête mais jamais il n'a sacrifié par lui-
même, non plus que dans son enseignement, à
l'idole régnante. Admirable théoricien il a
laissé des trésors qui a l'heure qu'il est for-
ment encore dans renseignement académique
et partout, des modèles irréprochables, re-
liques vénérées où le dessin est comme pé-
nétré d'nne saveur rubenesque. Les vieux
professeurs actuels et un certain nombre
d'artistes encore vivants, n'oublieront jamais
avec quelle conviction émue, avec quelle force
et quelle vibration dans sa voix pourtant un
peu grêle, il enseignait les préceptes du
grand art. J'ai connu Mathieu Van Brée denx
ans avant sa mort. J'étais jeune et en voyant
cet homme fait art, en l'écoutant parler des
maîtres anciens comme si l'univers et la vie
tout entiers étaient là, en regardant ses yeux
perçants mais fatigués plonger dans l'avenir
avec l'assurance d'y voir le soleil nouveau dont
il semblait être le précurseur, en subissant
dans les deux ou trois visites que je lui fis
cette fascination absorbante, je crois que je
lui dois l'origine de la vocation qui m'entraîna
vers l'étude des arts.
Pauvre et cher Van Brée ! il avait un élève
aimé entre tous, Gustave Wappers. La légende
dit que l'élève paya le maître de la plus noire
ingratitude. En 1859 on disait même que le