N° 18.
30 Septembre 1880.
Vingt-deuxième Année.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR: M. Ad. SIRET.
MEMBRE DE l'aCADEMIE ROY. DE BELGIQUE, ETC.
SOMMAIRE. Belgique : L'exposition historique
belge (suite). — Le salon de Gand. — La Bel-
gique, poème par M. Rodenbach. — France :
Correspondance particulière : Les expositions au
musée des arts décoratifs. — Chronique générale.
— Cabinet de la curiosité. — Dictionnaire des
peintres. — Annonces.
Belgique.
EXPOSITION
DU PALAIS DES BEAUX-ARTS.
(Suite).
*
C'est sur Gallait que repose principalement
la gloire de l'école flamande moderne. Le ca-
ractère brillant et harmonieux de sa peinture,
son dessin distingué, sobre et ferme, le
sentiment très élevé qu'il déploie dans ses
compositions historiques, la grandeur morale
de la plupart de ses portraits, sont des méri-
tes qui lui ont valu la prépondérance dont il
jouit et que l'histoire ne fera qu'accroître au
profit de sa renommée.
Des critiques voisins peu bienveillants lui
ont un jour reproché de marcher à la queue
des imitateurs deVernet et de Delaroche. Cette
boutade aussi peu digne qu'injuste a dû frois-
ser le maître. Aussi, a-t-il rarement depuis
fourni I"occasion à ses aristarques grincheux,
dont l'un très renommé pourtant s'appelait
Gust. Planche, l'occasion de le mépriser à ce
point. Gallait nous est resté tout entier et il a
accompli chez nous et pour nous, des chefs-
d'œuvre originaux qui n'ont rien emprunté ni
à Vernet ni à Delaroche, autres grands maî-
tres en compagnie desquels sa mémoire n'a
rien à redouter.
L'exposition renferme de Gallait un contin-
gent magnifique qui s'élève à une trentaine de
tableaux. Nous avons exprimé dans ce journal
notre opinion sur la faute qu'on avait commise
d'autoriser l'exposition d'un chiffre considé-
rable d'œuvres du môme auteur. Le nom de
Gallait ne saurait nous empêcher d'exiger
pour tous une justice inflexible et nous croyons
qu'il n'eût pas été moins grand si l'on s'était
borné à prendre dans son œuvre : Montaigne
visitant le Tasse; les derniers moments du
comte dîEgmont; les derniers honneurs rendus
à d'Egmont et de Homes; art et liberté et
le portrait de M. Dumortier. Il ne faut pas
qu'une exposition soit un testament et qu'un
artiste expose au public toute la fortune qu'il
laisse à la postérité; il y a souvent dans les
inventaires de ce genre des valeurs médiocres
et je me demande ce que serait devenue l'ex-
position historique, dont nous avons raison de
nous faire honneur et gloire, si l'on avait eu
vis-à-vis des autres le sentiment gracieux
qu'on a eu pour certains chefs. Ce n'est pas
PARAISSANT DEUX FOIS PAR MOIS.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : q FRANCS,
ÉTRANGER : 12 FR,
1600 œuvres qu'on eût été obligé d'accepter,
mais plus de vingt mille ! Je pose aussi ce fait
que quelques œuvres de Gallait eussent pu,
sans inconvénient, ne pas franchir le seuil du
palais des Beaux-Arts, non pas, hâtons-nous
de le dire, qu'ils ne soient pas dignes d'y en-
trer, mais parce que leur présence n'ajoute
aucun rayon à l'auréole acquise au maître par
les tableaux cités plus haut.
On connaît assez ces tableaux pour que
nous ne soyons pas obligés d'y revenir en
détail. Tout ce qu'il nous importe de consta-
ter, c'est l'effet prodigieux et soutenu qu'ils
font dans ce milieu énorme et varié, dont ils
dominent l'ensemble avec une majestueuse
autorité. C'est l'impression qu'ils exercent sur
la foule, c'est, en un mot, une popularité nou-
velle qui leur est faite. Admirable et éter-
nelle récompense du talent! Que de gloires
saluées jadis et qui ne reflètent plus à ce
même salon qu'un léger souvenir et voire un
peu de honte d'avoir tant adoré l'idole à la
mode, et, à côté de cela, quelle robusticité de
renommée se dégage de ces œuvres viriles qui
ne doivent rien à l'engouement, rien à la co-
terie, rien au hazard, mais tout au génie.
Quelle grande leçon pour la génération pré-
sente! que de soupirs étouffes, que de larmes
intérieures, que de regrets profonds doivent
en ce moment agiter tout un monde qui a cru
à un art nouveau et qui contemple avec effroi
les débris de ses rêves sur la gloire de l'art
ancien toujours jeune, toujours beau, toujours
vibrant comme la vérité !
La manière de Gallait ne s'est pas sensible-
ment modifiée depuis le Tasse qui date de
1856. Seulement,dans ses derniers portraits il
semble avoir gagné une certaine liberté de
pinceau et une fraîcheur de coloris que l'on
remarque particulièrement dans les portraits
de ses petits-enfants et de M. Frère-Orban.
C'est surtout dans les portraits que le maître
étale ses qualités natives. Non-seulement le
côté plastique y est solidement rendu, mais il
y règne un à-propos moral qui en fait des
poèmes humains, particulièrement dans ses
modèles masculins. Le portrait de M. Du-
mortier est sous ce rapport un chef d'œuvre.
On peut comparer en ce moment même les
productions de ce genre sorties des mains de
Gallait avec celles d'autres artistes et Ton en
tirera certainement des conclusions qui sont
loin d'être favorables à ces derniers. Sous ce
rapport encore l'exposition historique ouvrira
les yeux à bien des gens qui les auraient ou
volontairement fermés ou que des engoue-
ments irréfléchis avaient entraînés à leur suite.
La leçon est complète et elle est venue à son
heure.
Florent Willems est encore un de ces pres-
tigieux petits maîtres qui seront l'honneur de
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s*-nicolas (belgique). -
notre école, mais chez lesquels il n'y a pas
d'émotions bien vives. Eu égard à leur perfec-
tion technique, on lui pardonnera des sujets
dont la banalité est relevée par l'élégance des
poses, la distinction des costumes et une con-
venance de haut goût. Cet artiste, dans le
principe, avait les allures plus libres et plus
grandes ; sa couleur était plus profonde et
nous nous souvenons d'une Mère près d'un
berceau qui était un chef d'œuvre. Depuis, les
costumes Louis XIII et Henri IV ont tenté sa
verve et il semble avoir concentré toutes ses
forces dans le rendu des mille détails que
comportent les toilettes portées alors. II est
vrai de dire qu'il y a admirablement réussi et
qu'il est, sous ce rapport, le chef et le maître
du genre. On peut voir à l'exposition la dis-
tance énorme qui sépare, par exemple, La
Veuve, d'un ton si puissant, avec la Jeunesse
du roi Henri IV, d'une grande sécheresse de
coloris et de touche. La Visite et La Présen-
tation du futur sont ses meilleurs tableaux.
L'influence de Florent Willems sur notre
école a eu une certaine durée, et si elle a tenté
beaucoup d'artistes elle n'en a formé aucun.
11 fallait des aptitudes particulières pour réus-
sir et triompher dans la représentation de
scènes qui sont plutôt un prétexte qu'un but.
II a pris aux peintres hollandais du xvu° siècle
leur amour raffiné pour le détail ; il y a joint
une distinction et une finesse tout françaises;
de cette fusion est né un artiste original qui
vivra.
* *
Un des Kelges à qui la postérité tressera
d'éternelles couronnes, est Madou. Pour
les morts l'exposition n'aurait pu ouvrir ses
portes trop au large. Elle possède dix-sept
tableaux du maître ; ce sont toutes oeuvres ex-
quises que nous allons nous permettre de
juger dans leur ensemble.
Madou, comme on le sait, fut jusque vers la
quarautaine,un aquarelliste d'une belle force.
Comme tel il avait une grande légèreté de
main, une touche spirituelle, un dessin libre
et gracieux et, comme couronnement, une
imagination enjouée et se plaisant aux petites
scènes joyeuses de la vie. La fantaisie lui vint
de peindre. II admirait beaucoup Rubens et
son école; il appréciait cette école, mais il
lui semblait, comme à beaucoup d'autres du
reste, qu'elle avait un peu trop sacrifié à
l'idole de la couleur au préjudice des qualités
d'exécution et de sentiment nécessaires, même
dans une mesure restreinte, à la confection
d'une œuvre colorée. Etait-ce une conviction
née de la réflexion? Etait-ce un compromis
entre son désir de peindre et l'absence d'étu-
des préliminaires comme on en fait quand on
se destine à l'art dès le jeune âge? On ne sait.
Toujours est-il que sa peinture à lui détonne
au milieu de l'effet général. Elle détonne,
30 Septembre 1880.
Vingt-deuxième Année.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR: M. Ad. SIRET.
MEMBRE DE l'aCADEMIE ROY. DE BELGIQUE, ETC.
SOMMAIRE. Belgique : L'exposition historique
belge (suite). — Le salon de Gand. — La Bel-
gique, poème par M. Rodenbach. — France :
Correspondance particulière : Les expositions au
musée des arts décoratifs. — Chronique générale.
— Cabinet de la curiosité. — Dictionnaire des
peintres. — Annonces.
Belgique.
EXPOSITION
DU PALAIS DES BEAUX-ARTS.
(Suite).
*
C'est sur Gallait que repose principalement
la gloire de l'école flamande moderne. Le ca-
ractère brillant et harmonieux de sa peinture,
son dessin distingué, sobre et ferme, le
sentiment très élevé qu'il déploie dans ses
compositions historiques, la grandeur morale
de la plupart de ses portraits, sont des méri-
tes qui lui ont valu la prépondérance dont il
jouit et que l'histoire ne fera qu'accroître au
profit de sa renommée.
Des critiques voisins peu bienveillants lui
ont un jour reproché de marcher à la queue
des imitateurs deVernet et de Delaroche. Cette
boutade aussi peu digne qu'injuste a dû frois-
ser le maître. Aussi, a-t-il rarement depuis
fourni I"occasion à ses aristarques grincheux,
dont l'un très renommé pourtant s'appelait
Gust. Planche, l'occasion de le mépriser à ce
point. Gallait nous est resté tout entier et il a
accompli chez nous et pour nous, des chefs-
d'œuvre originaux qui n'ont rien emprunté ni
à Vernet ni à Delaroche, autres grands maî-
tres en compagnie desquels sa mémoire n'a
rien à redouter.
L'exposition renferme de Gallait un contin-
gent magnifique qui s'élève à une trentaine de
tableaux. Nous avons exprimé dans ce journal
notre opinion sur la faute qu'on avait commise
d'autoriser l'exposition d'un chiffre considé-
rable d'œuvres du môme auteur. Le nom de
Gallait ne saurait nous empêcher d'exiger
pour tous une justice inflexible et nous croyons
qu'il n'eût pas été moins grand si l'on s'était
borné à prendre dans son œuvre : Montaigne
visitant le Tasse; les derniers moments du
comte dîEgmont; les derniers honneurs rendus
à d'Egmont et de Homes; art et liberté et
le portrait de M. Dumortier. Il ne faut pas
qu'une exposition soit un testament et qu'un
artiste expose au public toute la fortune qu'il
laisse à la postérité; il y a souvent dans les
inventaires de ce genre des valeurs médiocres
et je me demande ce que serait devenue l'ex-
position historique, dont nous avons raison de
nous faire honneur et gloire, si l'on avait eu
vis-à-vis des autres le sentiment gracieux
qu'on a eu pour certains chefs. Ce n'est pas
PARAISSANT DEUX FOIS PAR MOIS.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : q FRANCS,
ÉTRANGER : 12 FR,
1600 œuvres qu'on eût été obligé d'accepter,
mais plus de vingt mille ! Je pose aussi ce fait
que quelques œuvres de Gallait eussent pu,
sans inconvénient, ne pas franchir le seuil du
palais des Beaux-Arts, non pas, hâtons-nous
de le dire, qu'ils ne soient pas dignes d'y en-
trer, mais parce que leur présence n'ajoute
aucun rayon à l'auréole acquise au maître par
les tableaux cités plus haut.
On connaît assez ces tableaux pour que
nous ne soyons pas obligés d'y revenir en
détail. Tout ce qu'il nous importe de consta-
ter, c'est l'effet prodigieux et soutenu qu'ils
font dans ce milieu énorme et varié, dont ils
dominent l'ensemble avec une majestueuse
autorité. C'est l'impression qu'ils exercent sur
la foule, c'est, en un mot, une popularité nou-
velle qui leur est faite. Admirable et éter-
nelle récompense du talent! Que de gloires
saluées jadis et qui ne reflètent plus à ce
même salon qu'un léger souvenir et voire un
peu de honte d'avoir tant adoré l'idole à la
mode, et, à côté de cela, quelle robusticité de
renommée se dégage de ces œuvres viriles qui
ne doivent rien à l'engouement, rien à la co-
terie, rien au hazard, mais tout au génie.
Quelle grande leçon pour la génération pré-
sente! que de soupirs étouffes, que de larmes
intérieures, que de regrets profonds doivent
en ce moment agiter tout un monde qui a cru
à un art nouveau et qui contemple avec effroi
les débris de ses rêves sur la gloire de l'art
ancien toujours jeune, toujours beau, toujours
vibrant comme la vérité !
La manière de Gallait ne s'est pas sensible-
ment modifiée depuis le Tasse qui date de
1856. Seulement,dans ses derniers portraits il
semble avoir gagné une certaine liberté de
pinceau et une fraîcheur de coloris que l'on
remarque particulièrement dans les portraits
de ses petits-enfants et de M. Frère-Orban.
C'est surtout dans les portraits que le maître
étale ses qualités natives. Non-seulement le
côté plastique y est solidement rendu, mais il
y règne un à-propos moral qui en fait des
poèmes humains, particulièrement dans ses
modèles masculins. Le portrait de M. Du-
mortier est sous ce rapport un chef d'œuvre.
On peut comparer en ce moment même les
productions de ce genre sorties des mains de
Gallait avec celles d'autres artistes et Ton en
tirera certainement des conclusions qui sont
loin d'être favorables à ces derniers. Sous ce
rapport encore l'exposition historique ouvrira
les yeux à bien des gens qui les auraient ou
volontairement fermés ou que des engoue-
ments irréfléchis avaient entraînés à leur suite.
La leçon est complète et elle est venue à son
heure.
Florent Willems est encore un de ces pres-
tigieux petits maîtres qui seront l'honneur de
ADMINISTRATION et CORRESPONDANCE
a s*-nicolas (belgique). -
notre école, mais chez lesquels il n'y a pas
d'émotions bien vives. Eu égard à leur perfec-
tion technique, on lui pardonnera des sujets
dont la banalité est relevée par l'élégance des
poses, la distinction des costumes et une con-
venance de haut goût. Cet artiste, dans le
principe, avait les allures plus libres et plus
grandes ; sa couleur était plus profonde et
nous nous souvenons d'une Mère près d'un
berceau qui était un chef d'œuvre. Depuis, les
costumes Louis XIII et Henri IV ont tenté sa
verve et il semble avoir concentré toutes ses
forces dans le rendu des mille détails que
comportent les toilettes portées alors. II est
vrai de dire qu'il y a admirablement réussi et
qu'il est, sous ce rapport, le chef et le maître
du genre. On peut voir à l'exposition la dis-
tance énorme qui sépare, par exemple, La
Veuve, d'un ton si puissant, avec la Jeunesse
du roi Henri IV, d'une grande sécheresse de
coloris et de touche. La Visite et La Présen-
tation du futur sont ses meilleurs tableaux.
L'influence de Florent Willems sur notre
école a eu une certaine durée, et si elle a tenté
beaucoup d'artistes elle n'en a formé aucun.
11 fallait des aptitudes particulières pour réus-
sir et triompher dans la représentation de
scènes qui sont plutôt un prétexte qu'un but.
II a pris aux peintres hollandais du xvu° siècle
leur amour raffiné pour le détail ; il y a joint
une distinction et une finesse tout françaises;
de cette fusion est né un artiste original qui
vivra.
* *
Un des Kelges à qui la postérité tressera
d'éternelles couronnes, est Madou. Pour
les morts l'exposition n'aurait pu ouvrir ses
portes trop au large. Elle possède dix-sept
tableaux du maître ; ce sont toutes oeuvres ex-
quises que nous allons nous permettre de
juger dans leur ensemble.
Madou, comme on le sait, fut jusque vers la
quarautaine,un aquarelliste d'une belle force.
Comme tel il avait une grande légèreté de
main, une touche spirituelle, un dessin libre
et gracieux et, comme couronnement, une
imagination enjouée et se plaisant aux petites
scènes joyeuses de la vie. La fantaisie lui vint
de peindre. II admirait beaucoup Rubens et
son école; il appréciait cette école, mais il
lui semblait, comme à beaucoup d'autres du
reste, qu'elle avait un peu trop sacrifié à
l'idole de la couleur au préjudice des qualités
d'exécution et de sentiment nécessaires, même
dans une mesure restreinte, à la confection
d'une œuvre colorée. Etait-ce une conviction
née de la réflexion? Etait-ce un compromis
entre son désir de peindre et l'absence d'étu-
des préliminaires comme on en fait quand on
se destine à l'art dès le jeune âge? On ne sait.
Toujours est-il que sa peinture à lui détonne
au milieu de l'effet général. Elle détonne,