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mais elle plaît. Ne pourrait-on pas trouver
dans cette attraction l'explication secrète des
mouvements de mauvaise humeur que nous
font éprouver certains tableaux flamands hauts
en couleur? Il faut l'avouer, la nature n'a pas
toujours l'exubérance colorée que beaucoup
d'artistes lui prêtent. N'a t-on pas habitué
notre œil à cette pléthore de tons violents qui
font des produits de l'art flamand ancien et
moderne une sorte de kaléidoscope harmo-
nieux, sans doute, mais composé de nuances
provoquantes ultra-naturelles?
Quoiqu'il en soit, Madou comme Brauwer et
Van Ostade, a vu autour de lui plus de gris que
ses compatriotes; il s'est rapproché de la
tonalité argentine de Teniers qui, lui aussi,
doit avoir estimé que de son temps on outrait
l'harmonie des couleurs fortes Tous les ta-
bleaux de notre cher et regretté artiste sont
sous ce rapport d'une délicatesse lumineuse de
gamines à nulle autre pareille. Il n'y a chez
lui presque pas d'ombres, et quand il y en a,
elles sont traitées avec le même amour que
les clairs les plus intenses. Son dessin est
libre avec une tendance à l'enveloppement, ce
qui, dans peu de cas du reste, lui donne plus
ou moins de lourdeur. Ses costumes préférés
sont ceux du directoire qui, pour les hommes,
sont très variés et très favorables. Les scènes
reproduites ont presque toujours pour sujets,
la politique, des fêtes dans des cabarets,
des joueurs et des discussions de ménage.
Quant à l'esprit qu'il y déploie, quant à la
souplesse, à l'intention, aux sous-entendus,
aux mouvements de tout son monde, c'est
inimaginable comme tout cela est vif, vrai,
facile, animé et presque parlant. L'école belge
pourra fournir des personnalités plus hautes,
mais je doute qu'il en soit à qui la postérité
fera plus fête qu'à Jean Baptiste Madou.
{A suivre).
LE SALON DE GAND.
LES PEINTRES FRANÇAIS.
Il y a douze ans, lors de l'Exposition uni-
verselle de Paris, Maxime Ducamp criait aux
Français cet avertissement de sentinelle d'a-
vant-poste : « Artistes, prenez garde ! Les
barbares sont à vos portes ! » Les barbares,
c'étaient nous. Nous nous étions présentés
dans des conditions si brillantes, notre jeune
école s'était jetée dans la mêlée d'une façon
si éclatante et si victorieuse que la critique
française s'en émeut et que Maxime Ducamp
tout le premier se dressa de toute sa hauteur
et montra l'ennemi.
Le cri d'alarme a été entendu, car la jeune
école française est entrée à son tour dans
l'arène et il est juste et digne de déclarer que
la victoire lui reste, A notre tour de crier à
notre armée artistique : Prenez garde ! les
barbares sont à vos portes ! Que dis-je, ils
sont entrés dans la place, car ce que nous
venons de voir au Salon de Gand nous oblige
à dire la vérité. Il serait puéril et inutile de
s'entortiller dans les plis d'un faux patrio-
tisme : il faut parler haut et ferme ; saluer le
vainqueur et profiter de sa victoire pour s'in-
spirer d'ambitions nouvelles et acquérir les
forces nécessaires afin d'arriver à la hauteur
da l'ennemi.
A l'exception MM. Bastien-Lepage et Ma-
net, tous les Français du Salon de Gand ont
exposé des œuvres d'une réelle puissance, et
c'est chose consolante de voir l'art véritable,
le grand art, celui qui ne s'acquiert que par
le travail, reprendre cette superbe prépondé-
rance qu'une tempête de boue avait un in-
stant souillée et obscurcie. La commission de
la Société royale des Beaux-Arts de Gand
avait à lutter contre l'Exposition historique
belge qui attirait à elle les dernières produc-
tions de nos artistes ; elle n'a cru pouvoir
mieux faire qu'en demandant à l'étranger les
éléments d'un succès ; ce succès, elle l'a ob-
tenu plus grand qu'elle ne l'avait rêvé, car
son exposition constitue une des leçons les
plus salutaires qui puissent être données à
notre école et à ses imprudents entraîneurs.
Mettons de suite hors de cause, comme
indigne, Che% le père Lathuille, de M. Ma-
net. C'est bien la peine d'avoir du talent
pour en faire un si piteux usage. M. Bastien-
Lepage tire son coup de pistolet, mais fran-
chement, son coup rate. Que dire de cette
peinture blonde, maigre, qu'on croirait di-
luée par les pluies de plusieurs saisons. De
loin cela ressemble à une tapisserie usée et
de près l'effet est tout semblable Comme
composition nul ne soupçonnerait dans cette
sorte d'inconsistante forme une femme qui
doit être Jeanne d'Arc. A l'exception de la
tête qui n'est pas sans quelque valeur, ce mo-
dèle semble être le résultat d'une gageure.
M. Bastien-Lepage semble en effet avoir pa-
rié avec quelques loustics de faire avaler au
public la première bourde venue. Et ce Saint-
Martin qui se dessine vaguement comme un
tronc d'arbre doré ! et les apparitions qui le
suivent ! et le paysage ! et des détails impossi-
bles auxquels je suis bien sûr que l'artiste ne
croit pas lui-même, tout cela n'a ni force, ni
grandeur, ni sentiment, ni grâce, ni relief, ni
rien. On dirait aussi la trame d'une tapisse-
rie sur laquelle sont préparées d'indécises
suppositions, et c'est vraiment à rougir de
honte de voir des gens faire un succès à cette
plate insanité. Mon Dieu! rends-nous Ma-
net, et que cela finisse.
Autrement fort, autrement grandiose est le
Pardon de M. Pille. Là se trouve réunie sur
la place du village, devant l'église, une foule
de Bretons et de Bretonnes se reposant des
fatigues d'un pèlerinage. L'aspect du tableau
est un peu sombre, mais quand on s'est fait
à cette demi-clarté ou à cette demi-obscurité,
l'oeil et l'esprit savourent l'admirable accen-
tuation qui caractérisent les physionomies
mises en jeu. Une foi profonde, austère, in-
vulnérable, tenace jusqu'à la mort, est em-
preinte sur ces visages carrés, à méplats opu-
lents , osseux et charnus ; le regard de ces
gens porte loin au-delà de la vie et cependant
les soins de la vie les préoccupent, presque
tous prennent le repas, mais ce repas est
simple et substantiel, de la bouillie et du pain
noir. Tout ce monde est réuni là mû par une
pieuse pensée et la seule note qui détonne
dans cette assemblée où fermente l'ardeur ar-
moricaine traditionnelle pour le Christ san-
glant et la mère des douleurs, est le Pandore
aux sardines blanches qui fait semblant de
veiller au maintien de l'ordre. Un archaïsme
franc, sincère, sérieux, domine cette œuvre
si pleine de majesté dans sa modeste allure.
M. Pille est un artiste de grande valeur. Ah!
s'il avait un chien dont il pourrait couper la
queue! mais il n'a que du talent. Sa renom-
mée sera peut-être plus lente à se faire ; il
peut être tranquille, elle se fera si déjà elle
n'est pas faite et chose certaine aussi, elle
aura une durée et une consistance que bien
des artistes lui envieront qui sont aujourd'hui
enguirlandés dans les métaphores de cette
blague écœurante découlant des plumes de
nos sectateurs à outrance de la modernité.
Le bois de la Sandraie du même, moins
travaillé peut-être que le Pardon, est plus
gai de tons. C'est un des épisodes terribles
du roman de Victor-Hugo, Quatre vingt
treize, rendu avec une fidélité vibrante
peut-on dire, car la scène est non-seulement
active, elle est presque parlée.
Le Bon Samaritain de M. Morot est une
œuvre académique pleine de noblesse et de
style. C'est un admirable modèle à offrir à la
jeunesse de nos académies et il n'y a pas à
douter qu'avant quelques années ce modèle
ne soit populaire dans les établissements of-
ficiels. Ce groupe sculptural est très impres-
sionnant, malgré quelques distractions dans
la façon et la manière de reporter la lumière
sur l'ensemble.
M. Bouguereau est plus mou comme exé-
cution dans son Christ à la Colonne com-
posé avec grandeur et distinction. Le corps
du Christ est le point culminant et réussi de
l'œuvre. Le dessin est d'une élégance su-
prême. La composition pouvait être plus
logique, car, enfin, rien ne justifie la po-
sition donnée au corps du Christ que ses
bourreaux ne flagellent qu'avec une certaine
réserve. Ce tableau n'émeut pas, il plaît.
M. Bonnat, dans son Job, nous rappelle
Ribera qui spéculait un tantinet sur la lai-
deur des nudités pour s'attirer un public.
Ce Job est sans doute une très belle étude
anatomique; de plus elle reproduit à mer-
veille les apparences de certaines maladies
cutanées qui doivent leur éclosion à l'oubli
prolongé de l'emploi du savon, mais enfin,
c'est étudié, c'est travaillé avec un réel soin de
l'art, c'est puissant ; le tableau ne plaît pas,
il émeut.
M. Benjamin Constant (un nom célèbre!)
nous séduit et nous terrifie dans ses Der-
niers rebelles. C'est dessiné et peint avec
une rare aisance et l'on éprouve en voyant
son tableau ce saisissement brusque qui vous
étreint devant une scène vivante se déroulant
sous vos yeux. La toile se lève, cela y est.—
mais elle plaît. Ne pourrait-on pas trouver
dans cette attraction l'explication secrète des
mouvements de mauvaise humeur que nous
font éprouver certains tableaux flamands hauts
en couleur? Il faut l'avouer, la nature n'a pas
toujours l'exubérance colorée que beaucoup
d'artistes lui prêtent. N'a t-on pas habitué
notre œil à cette pléthore de tons violents qui
font des produits de l'art flamand ancien et
moderne une sorte de kaléidoscope harmo-
nieux, sans doute, mais composé de nuances
provoquantes ultra-naturelles?
Quoiqu'il en soit, Madou comme Brauwer et
Van Ostade, a vu autour de lui plus de gris que
ses compatriotes; il s'est rapproché de la
tonalité argentine de Teniers qui, lui aussi,
doit avoir estimé que de son temps on outrait
l'harmonie des couleurs fortes Tous les ta-
bleaux de notre cher et regretté artiste sont
sous ce rapport d'une délicatesse lumineuse de
gamines à nulle autre pareille. Il n'y a chez
lui presque pas d'ombres, et quand il y en a,
elles sont traitées avec le même amour que
les clairs les plus intenses. Son dessin est
libre avec une tendance à l'enveloppement, ce
qui, dans peu de cas du reste, lui donne plus
ou moins de lourdeur. Ses costumes préférés
sont ceux du directoire qui, pour les hommes,
sont très variés et très favorables. Les scènes
reproduites ont presque toujours pour sujets,
la politique, des fêtes dans des cabarets,
des joueurs et des discussions de ménage.
Quant à l'esprit qu'il y déploie, quant à la
souplesse, à l'intention, aux sous-entendus,
aux mouvements de tout son monde, c'est
inimaginable comme tout cela est vif, vrai,
facile, animé et presque parlant. L'école belge
pourra fournir des personnalités plus hautes,
mais je doute qu'il en soit à qui la postérité
fera plus fête qu'à Jean Baptiste Madou.
{A suivre).
LE SALON DE GAND.
LES PEINTRES FRANÇAIS.
Il y a douze ans, lors de l'Exposition uni-
verselle de Paris, Maxime Ducamp criait aux
Français cet avertissement de sentinelle d'a-
vant-poste : « Artistes, prenez garde ! Les
barbares sont à vos portes ! » Les barbares,
c'étaient nous. Nous nous étions présentés
dans des conditions si brillantes, notre jeune
école s'était jetée dans la mêlée d'une façon
si éclatante et si victorieuse que la critique
française s'en émeut et que Maxime Ducamp
tout le premier se dressa de toute sa hauteur
et montra l'ennemi.
Le cri d'alarme a été entendu, car la jeune
école française est entrée à son tour dans
l'arène et il est juste et digne de déclarer que
la victoire lui reste, A notre tour de crier à
notre armée artistique : Prenez garde ! les
barbares sont à vos portes ! Que dis-je, ils
sont entrés dans la place, car ce que nous
venons de voir au Salon de Gand nous oblige
à dire la vérité. Il serait puéril et inutile de
s'entortiller dans les plis d'un faux patrio-
tisme : il faut parler haut et ferme ; saluer le
vainqueur et profiter de sa victoire pour s'in-
spirer d'ambitions nouvelles et acquérir les
forces nécessaires afin d'arriver à la hauteur
da l'ennemi.
A l'exception MM. Bastien-Lepage et Ma-
net, tous les Français du Salon de Gand ont
exposé des œuvres d'une réelle puissance, et
c'est chose consolante de voir l'art véritable,
le grand art, celui qui ne s'acquiert que par
le travail, reprendre cette superbe prépondé-
rance qu'une tempête de boue avait un in-
stant souillée et obscurcie. La commission de
la Société royale des Beaux-Arts de Gand
avait à lutter contre l'Exposition historique
belge qui attirait à elle les dernières produc-
tions de nos artistes ; elle n'a cru pouvoir
mieux faire qu'en demandant à l'étranger les
éléments d'un succès ; ce succès, elle l'a ob-
tenu plus grand qu'elle ne l'avait rêvé, car
son exposition constitue une des leçons les
plus salutaires qui puissent être données à
notre école et à ses imprudents entraîneurs.
Mettons de suite hors de cause, comme
indigne, Che% le père Lathuille, de M. Ma-
net. C'est bien la peine d'avoir du talent
pour en faire un si piteux usage. M. Bastien-
Lepage tire son coup de pistolet, mais fran-
chement, son coup rate. Que dire de cette
peinture blonde, maigre, qu'on croirait di-
luée par les pluies de plusieurs saisons. De
loin cela ressemble à une tapisserie usée et
de près l'effet est tout semblable Comme
composition nul ne soupçonnerait dans cette
sorte d'inconsistante forme une femme qui
doit être Jeanne d'Arc. A l'exception de la
tête qui n'est pas sans quelque valeur, ce mo-
dèle semble être le résultat d'une gageure.
M. Bastien-Lepage semble en effet avoir pa-
rié avec quelques loustics de faire avaler au
public la première bourde venue. Et ce Saint-
Martin qui se dessine vaguement comme un
tronc d'arbre doré ! et les apparitions qui le
suivent ! et le paysage ! et des détails impossi-
bles auxquels je suis bien sûr que l'artiste ne
croit pas lui-même, tout cela n'a ni force, ni
grandeur, ni sentiment, ni grâce, ni relief, ni
rien. On dirait aussi la trame d'une tapisse-
rie sur laquelle sont préparées d'indécises
suppositions, et c'est vraiment à rougir de
honte de voir des gens faire un succès à cette
plate insanité. Mon Dieu! rends-nous Ma-
net, et que cela finisse.
Autrement fort, autrement grandiose est le
Pardon de M. Pille. Là se trouve réunie sur
la place du village, devant l'église, une foule
de Bretons et de Bretonnes se reposant des
fatigues d'un pèlerinage. L'aspect du tableau
est un peu sombre, mais quand on s'est fait
à cette demi-clarté ou à cette demi-obscurité,
l'oeil et l'esprit savourent l'admirable accen-
tuation qui caractérisent les physionomies
mises en jeu. Une foi profonde, austère, in-
vulnérable, tenace jusqu'à la mort, est em-
preinte sur ces visages carrés, à méplats opu-
lents , osseux et charnus ; le regard de ces
gens porte loin au-delà de la vie et cependant
les soins de la vie les préoccupent, presque
tous prennent le repas, mais ce repas est
simple et substantiel, de la bouillie et du pain
noir. Tout ce monde est réuni là mû par une
pieuse pensée et la seule note qui détonne
dans cette assemblée où fermente l'ardeur ar-
moricaine traditionnelle pour le Christ san-
glant et la mère des douleurs, est le Pandore
aux sardines blanches qui fait semblant de
veiller au maintien de l'ordre. Un archaïsme
franc, sincère, sérieux, domine cette œuvre
si pleine de majesté dans sa modeste allure.
M. Pille est un artiste de grande valeur. Ah!
s'il avait un chien dont il pourrait couper la
queue! mais il n'a que du talent. Sa renom-
mée sera peut-être plus lente à se faire ; il
peut être tranquille, elle se fera si déjà elle
n'est pas faite et chose certaine aussi, elle
aura une durée et une consistance que bien
des artistes lui envieront qui sont aujourd'hui
enguirlandés dans les métaphores de cette
blague écœurante découlant des plumes de
nos sectateurs à outrance de la modernité.
Le bois de la Sandraie du même, moins
travaillé peut-être que le Pardon, est plus
gai de tons. C'est un des épisodes terribles
du roman de Victor-Hugo, Quatre vingt
treize, rendu avec une fidélité vibrante
peut-on dire, car la scène est non-seulement
active, elle est presque parlée.
Le Bon Samaritain de M. Morot est une
œuvre académique pleine de noblesse et de
style. C'est un admirable modèle à offrir à la
jeunesse de nos académies et il n'y a pas à
douter qu'avant quelques années ce modèle
ne soit populaire dans les établissements of-
ficiels. Ce groupe sculptural est très impres-
sionnant, malgré quelques distractions dans
la façon et la manière de reporter la lumière
sur l'ensemble.
M. Bouguereau est plus mou comme exé-
cution dans son Christ à la Colonne com-
posé avec grandeur et distinction. Le corps
du Christ est le point culminant et réussi de
l'œuvre. Le dessin est d'une élégance su-
prême. La composition pouvait être plus
logique, car, enfin, rien ne justifie la po-
sition donnée au corps du Christ que ses
bourreaux ne flagellent qu'avec une certaine
réserve. Ce tableau n'émeut pas, il plaît.
M. Bonnat, dans son Job, nous rappelle
Ribera qui spéculait un tantinet sur la lai-
deur des nudités pour s'attirer un public.
Ce Job est sans doute une très belle étude
anatomique; de plus elle reproduit à mer-
veille les apparences de certaines maladies
cutanées qui doivent leur éclosion à l'oubli
prolongé de l'emploi du savon, mais enfin,
c'est étudié, c'est travaillé avec un réel soin de
l'art, c'est puissant ; le tableau ne plaît pas,
il émeut.
M. Benjamin Constant (un nom célèbre!)
nous séduit et nous terrifie dans ses Der-
niers rebelles. C'est dessiné et peint avec
une rare aisance et l'on éprouve en voyant
son tableau ce saisissement brusque qui vous
étreint devant une scène vivante se déroulant
sous vos yeux. La toile se lève, cela y est.—