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Le Cain de M. Cormon est une œuvre virile
et forte ; elle a de plus, par sa couleur quasi
monochrome, une étrange et grande tristesse
qui va même jusqu'à la terreur.Je n'oserais
recommander à personne, surtout à des
Flamands, de se faire une palette semblable
à celle de M. Cormon, mais je ne saurais
assez appeler l'attention des jeunes sur les
qualités maîtresses de dessin, le caractère
des types de ce prodigieux travail où j'aurai
cependant à signaler une lacune et une
faiblesse : c'est ainsi que le vers du poète pris
pour guide par M. Cormon, ne se trouve
nullemens rendu
Cain... livide au milieu des tempêtes
et que le groupe qui suit le brancard impro-
visé manque totalement d'air et d'espace.
M. Roll dans la Grève des houilleurs ne
se montre guère plus coloriste que M. Cor-
mon, mais quel naturalisme et comme ce
tableau est magnifique de laideur vraie !
Bonne étude encore, mais genre à ne pas
imiter; que voulez-vous qu'on fasse de pa-
reils produits? Les vendre à un gouverne-
ment qui s'en débarrassera comme il pourra.
Le même M. Roll s'est montré beaucoup
plus coloriste dans sa Fête de Silène. Vraie
débauche de chair humaine dont Jordaens
eut été jaloux. Dessin savant et moelleux,
composition audacieusement lascive qui
permet difficilement d'en orner une maison
honnête. — M. Gervex a rendu avec une
terrible crudité bourgeoise l'épisode rappelé
dans Les Châtiments :
L'enfant avait reçu deux balles dans la tête,
mais la scène me paraît mal éclairée. —
M. Mathey est encore une des hautes per-
sonnalités de l'école française, du moins les
Disciples dEmmaùs nous permettent de
le qualifier ainsi. C'est 'très majestueux, très
personnel et surtout très savant. Il y a là des
clairs-obscurs d'une merveilleuse facture.
Seulement,que signifient la blondinette en-
fant et le berceau du premier plan ? C'est très
brillant et cela pourrait former un tableau à
part de la plus sérieuse valeur. Mais enfin
c'est un anachronisme non moins que cer-
tains détails d'un cachet germanique assez
prononcé. Est-ce une manière d'appeler l'at-
tention sur soi, autrement dit est-ce un coup
de grosse caisse? M. Mathey peut se passer
de cela. Après tout c'est peut-être une fan-
taisie comme on en trouve chez certains
grands maîtres de l'ancien temps, notamment
chez Veronèse qui a placé ses amis jouant de
la contrebasse dans les Noces de Cana. —
M. Luminais, le peintre des vieux Gaulois,
nous est venu avec un superbe Blessé soigné
par une Jemme. C'est d'une énergie de fac-
ture et d'aspect qui rapproche M. Lumi-
nais des peintres du nord. C'est le plus fla-
mand des Français. — M. Haquette qui a
énormément de talent fait beaucoup trop
noir. Le temps ne viendra que trop vite ré-
duire ses œuvres à une obscurité complète
comme cela est arrivé à bon nombre de
tableaux espagnols. — Marius Bompart
tombe aussi dans le noir; c'est dommage :
son Repos du modèle, sujet assez insignifiant
en somme, est une page qui dénote un artiste
dans le sens réel du mot. — Le retour de
pêche de M. Feyen-Perrin a une grande al-
lure. Une distinction native très grande règne
dans toute la personne de ses cancalaises,
mais je soupçonne qu'elles ne sont ni plus ni
moins vraies que les filles de campagne de
Breton. M. Feyen-Perrin a un coup de brosse
très désagréable, ce sont comme de petits
coups de truelle symétriquement posés l'un
à la suite de l'autre. Que l'on crépisse un
mur de cette façon, je le veux bien, mais des
femmes, fussent-elles des pêcheuses, ont
droit de ne pas avoir l'air d'être enfermé dans
des gaines sans élasticité aucune. — Dans le
Siège de Sarragosse, M. Girardet nous
semble avoir dépassé les maîtres du genre,
les Bellangé, les Raffet, voire même le héros
du jour, M. de Neuville. Rien de terrifiant
comme cette œuvre de massacre qui s'accom-
plit entre des moines espagnols et des soldats
français. Œuvre inutile et sanglante qui au-
rait dû être une leçon, mais qui n'a corrigé
personne, loin de là. — M. Butin a envoyé
un Ex-voto très froid, très monochrome et
qui nous semble bien loin de mériter les
éloges qu'on lui a adressés. C'est un véritable
cliché photographique. — M. Puvis de Cha-
vannes doit avoir cherché une manière quel-
conque pour frapper le spectateur. Sa Décol-
lation de saint Jean-Baptiste nous donne
trois types très originaux, mais faiblement
bibliques. Saint Jean très résigné attend la
mort dans une quiétude sublime, le bourreau
est bien campé et le coup sera donné de main
de maître malgré certain arbre qui pourrait
le gêner si la perspective de M. Puvis est
exacte. Heureusement, elle ne l'est pas. —
En vacances, de M. Beyle, est un sujet
renouvelé de Gavarni. C'est fait sans grand
art, mais avec assez d'esprit : joli petit succès
de faubourg. Si on lithographiait encore,
l'œuvre de M. Beyle aurait grande chance
d'orner toutes les buvettes de coin de rue.—
Melle Louise Abbema possède une palette dis-
tinguée où trône un blanc relevé d'un peu
de rouge cerise. C'est crémeux, mais enfin il
y a là quelque chose qui sortira un jour. En
attendant, cette petite figure niaise et chif-
fonnée de Jeanne Samary qui a un pain à
cacheter au lieu de bouche, ne signifie pas
grand'chose. Le coin d'atelier vaut mieux,
beaucoup mieux et j'y rencontre de sérieuses
promesses. — Carolus Durai! a toutes les
audaces; sa pétarade de rouges autour du
petit bonhomme qu'il a représenté, lui ont
réussi comme tout le reste. Que voulez-vous?
Quand on a du talent on ose tout et tout
passe. — Serviteur des pauvres, de Laugée,
très magistrale peinture d'une composition
simple et grandiose, coup de pinceau vigou-
reux et expressif. Ce talent d'une grande
envergure est particulièrement sympathique
aux Belges. — Frank se démasquant, de
M. Richter, est une scène mélodramatique
dont l'allure ne manque ni de grandeur ni de
sentiment. Frank est superbe d'indignation
quant à celle qui lui donne la réplique,
quoique dessinée avec ampleur, sa pose me
paraît forcée ; réminiscence de Dorval. Tout
ce tableau, d'une sombre majesté, aurait plus
de succès si sa tonalité noire avait moins de
lourdeur. — Le Henri IV, de M. Dawant,
offre de belles parties surtout dans le fond ;
le personnage principal est le moins réussi.
—Le Merowigdu même, solidement brossé,
offre beaucoup d'intérêt par l'archaïsme de
son architecture. — Le curé de Meudon, par
Garnier. Beaucoup d'aplomb et d'à propos,
mais tableau papillotant commecelui deTou-
douze : Divertissement champêtre, très inté-
ressant du reste.— UA'ieide, par L'hermitte,
peinture solide. — S' Cyr, Y Aile brisée,
allégorie fortement embrouillée, mais qui est
l'œuvre d'un homme de talent. — L'Amiral
Zeno, de Maignan, tableau brillant, d'une
facture vigoureuse, d'une émotion sentie et
communicative.
Mais l'heure presse, abrégeons, d'autant
plus que nous croyons, peut-être à tort, nous
être occupé des plus dignes. Citons encore
MM. Bertrand, Claude, Pelouze, Schutzen-
berger, Motte, Veyrassat, Laurens, Hébert,
Comerre, De la Boulaye, Demont-Breton,
Goupil, Fantin Latour, Dubourg, Falguière,
et remercions cordialement toute la pléiade
française d'être venue nous voir. Cette excur-
sion, nous en sommes convaincus, fera du
bien à tout le monde Elle aura rapproché
les distances, formé des liens de sympathie et
prouvé une fois de plus que l'art n'a pas de
frontières. (A suivre).
LA BELGIQUE,
poème par M. G. Rodenbach.
Nous extrayons du poème : la Belgique de
M. Georges Rodenbach, les strophes sui-
vantes qui rappellent la part prise par nos
artistes au développement des forces de la
patrie. Le poète met ces strophes dans la
bouche du roi Léopold Ier qui rend compte à
Boduognat et à Van Artevelde des phases
principales par lesquelles la Belgique a passé
sous son règne. L'œuvre de M. Rodenbach
dédiée aux deux membres de sa famille qui
ont contribué à l'affranchissement de notre
pays, est accueillie avec une grande faveur
dans notre monde littéraire qui apprécie tout
ce qu'elle renferme de grâces littéraires et
d'inspirations poétiques.
Pareils à des rosiers refleuris au printemps,
Les Arts, se ranimant aux brises pacifiques,
Enlaçaient au soleil leurs branchages flottants,
Qui se couvraient de fleurs et de fruits magni-
[fiques
Le Cain de M. Cormon est une œuvre virile
et forte ; elle a de plus, par sa couleur quasi
monochrome, une étrange et grande tristesse
qui va même jusqu'à la terreur.Je n'oserais
recommander à personne, surtout à des
Flamands, de se faire une palette semblable
à celle de M. Cormon, mais je ne saurais
assez appeler l'attention des jeunes sur les
qualités maîtresses de dessin, le caractère
des types de ce prodigieux travail où j'aurai
cependant à signaler une lacune et une
faiblesse : c'est ainsi que le vers du poète pris
pour guide par M. Cormon, ne se trouve
nullemens rendu
Cain... livide au milieu des tempêtes
et que le groupe qui suit le brancard impro-
visé manque totalement d'air et d'espace.
M. Roll dans la Grève des houilleurs ne
se montre guère plus coloriste que M. Cor-
mon, mais quel naturalisme et comme ce
tableau est magnifique de laideur vraie !
Bonne étude encore, mais genre à ne pas
imiter; que voulez-vous qu'on fasse de pa-
reils produits? Les vendre à un gouverne-
ment qui s'en débarrassera comme il pourra.
Le même M. Roll s'est montré beaucoup
plus coloriste dans sa Fête de Silène. Vraie
débauche de chair humaine dont Jordaens
eut été jaloux. Dessin savant et moelleux,
composition audacieusement lascive qui
permet difficilement d'en orner une maison
honnête. — M. Gervex a rendu avec une
terrible crudité bourgeoise l'épisode rappelé
dans Les Châtiments :
L'enfant avait reçu deux balles dans la tête,
mais la scène me paraît mal éclairée. —
M. Mathey est encore une des hautes per-
sonnalités de l'école française, du moins les
Disciples dEmmaùs nous permettent de
le qualifier ainsi. C'est 'très majestueux, très
personnel et surtout très savant. Il y a là des
clairs-obscurs d'une merveilleuse facture.
Seulement,que signifient la blondinette en-
fant et le berceau du premier plan ? C'est très
brillant et cela pourrait former un tableau à
part de la plus sérieuse valeur. Mais enfin
c'est un anachronisme non moins que cer-
tains détails d'un cachet germanique assez
prononcé. Est-ce une manière d'appeler l'at-
tention sur soi, autrement dit est-ce un coup
de grosse caisse? M. Mathey peut se passer
de cela. Après tout c'est peut-être une fan-
taisie comme on en trouve chez certains
grands maîtres de l'ancien temps, notamment
chez Veronèse qui a placé ses amis jouant de
la contrebasse dans les Noces de Cana. —
M. Luminais, le peintre des vieux Gaulois,
nous est venu avec un superbe Blessé soigné
par une Jemme. C'est d'une énergie de fac-
ture et d'aspect qui rapproche M. Lumi-
nais des peintres du nord. C'est le plus fla-
mand des Français. — M. Haquette qui a
énormément de talent fait beaucoup trop
noir. Le temps ne viendra que trop vite ré-
duire ses œuvres à une obscurité complète
comme cela est arrivé à bon nombre de
tableaux espagnols. — Marius Bompart
tombe aussi dans le noir; c'est dommage :
son Repos du modèle, sujet assez insignifiant
en somme, est une page qui dénote un artiste
dans le sens réel du mot. — Le retour de
pêche de M. Feyen-Perrin a une grande al-
lure. Une distinction native très grande règne
dans toute la personne de ses cancalaises,
mais je soupçonne qu'elles ne sont ni plus ni
moins vraies que les filles de campagne de
Breton. M. Feyen-Perrin a un coup de brosse
très désagréable, ce sont comme de petits
coups de truelle symétriquement posés l'un
à la suite de l'autre. Que l'on crépisse un
mur de cette façon, je le veux bien, mais des
femmes, fussent-elles des pêcheuses, ont
droit de ne pas avoir l'air d'être enfermé dans
des gaines sans élasticité aucune. — Dans le
Siège de Sarragosse, M. Girardet nous
semble avoir dépassé les maîtres du genre,
les Bellangé, les Raffet, voire même le héros
du jour, M. de Neuville. Rien de terrifiant
comme cette œuvre de massacre qui s'accom-
plit entre des moines espagnols et des soldats
français. Œuvre inutile et sanglante qui au-
rait dû être une leçon, mais qui n'a corrigé
personne, loin de là. — M. Butin a envoyé
un Ex-voto très froid, très monochrome et
qui nous semble bien loin de mériter les
éloges qu'on lui a adressés. C'est un véritable
cliché photographique. — M. Puvis de Cha-
vannes doit avoir cherché une manière quel-
conque pour frapper le spectateur. Sa Décol-
lation de saint Jean-Baptiste nous donne
trois types très originaux, mais faiblement
bibliques. Saint Jean très résigné attend la
mort dans une quiétude sublime, le bourreau
est bien campé et le coup sera donné de main
de maître malgré certain arbre qui pourrait
le gêner si la perspective de M. Puvis est
exacte. Heureusement, elle ne l'est pas. —
En vacances, de M. Beyle, est un sujet
renouvelé de Gavarni. C'est fait sans grand
art, mais avec assez d'esprit : joli petit succès
de faubourg. Si on lithographiait encore,
l'œuvre de M. Beyle aurait grande chance
d'orner toutes les buvettes de coin de rue.—
Melle Louise Abbema possède une palette dis-
tinguée où trône un blanc relevé d'un peu
de rouge cerise. C'est crémeux, mais enfin il
y a là quelque chose qui sortira un jour. En
attendant, cette petite figure niaise et chif-
fonnée de Jeanne Samary qui a un pain à
cacheter au lieu de bouche, ne signifie pas
grand'chose. Le coin d'atelier vaut mieux,
beaucoup mieux et j'y rencontre de sérieuses
promesses. — Carolus Durai! a toutes les
audaces; sa pétarade de rouges autour du
petit bonhomme qu'il a représenté, lui ont
réussi comme tout le reste. Que voulez-vous?
Quand on a du talent on ose tout et tout
passe. — Serviteur des pauvres, de Laugée,
très magistrale peinture d'une composition
simple et grandiose, coup de pinceau vigou-
reux et expressif. Ce talent d'une grande
envergure est particulièrement sympathique
aux Belges. — Frank se démasquant, de
M. Richter, est une scène mélodramatique
dont l'allure ne manque ni de grandeur ni de
sentiment. Frank est superbe d'indignation
quant à celle qui lui donne la réplique,
quoique dessinée avec ampleur, sa pose me
paraît forcée ; réminiscence de Dorval. Tout
ce tableau, d'une sombre majesté, aurait plus
de succès si sa tonalité noire avait moins de
lourdeur. — Le Henri IV, de M. Dawant,
offre de belles parties surtout dans le fond ;
le personnage principal est le moins réussi.
—Le Merowigdu même, solidement brossé,
offre beaucoup d'intérêt par l'archaïsme de
son architecture. — Le curé de Meudon, par
Garnier. Beaucoup d'aplomb et d'à propos,
mais tableau papillotant commecelui deTou-
douze : Divertissement champêtre, très inté-
ressant du reste.— UA'ieide, par L'hermitte,
peinture solide. — S' Cyr, Y Aile brisée,
allégorie fortement embrouillée, mais qui est
l'œuvre d'un homme de talent. — L'Amiral
Zeno, de Maignan, tableau brillant, d'une
facture vigoureuse, d'une émotion sentie et
communicative.
Mais l'heure presse, abrégeons, d'autant
plus que nous croyons, peut-être à tort, nous
être occupé des plus dignes. Citons encore
MM. Bertrand, Claude, Pelouze, Schutzen-
berger, Motte, Veyrassat, Laurens, Hébert,
Comerre, De la Boulaye, Demont-Breton,
Goupil, Fantin Latour, Dubourg, Falguière,
et remercions cordialement toute la pléiade
française d'être venue nous voir. Cette excur-
sion, nous en sommes convaincus, fera du
bien à tout le monde Elle aura rapproché
les distances, formé des liens de sympathie et
prouvé une fois de plus que l'art n'a pas de
frontières. (A suivre).
LA BELGIQUE,
poème par M. G. Rodenbach.
Nous extrayons du poème : la Belgique de
M. Georges Rodenbach, les strophes sui-
vantes qui rappellent la part prise par nos
artistes au développement des forces de la
patrie. Le poète met ces strophes dans la
bouche du roi Léopold Ier qui rend compte à
Boduognat et à Van Artevelde des phases
principales par lesquelles la Belgique a passé
sous son règne. L'œuvre de M. Rodenbach
dédiée aux deux membres de sa famille qui
ont contribué à l'affranchissement de notre
pays, est accueillie avec une grande faveur
dans notre monde littéraire qui apprécie tout
ce qu'elle renferme de grâces littéraires et
d'inspirations poétiques.
Pareils à des rosiers refleuris au printemps,
Les Arts, se ranimant aux brises pacifiques,
Enlaçaient au soleil leurs branchages flottants,
Qui se couvraient de fleurs et de fruits magni-
[fiques