LA CHRONIQUE DES ARTS
i
Académie des Inscriptions
Séance du 23 décembre 1908
Élections.— Sont élus correspondants étrangers :
MM. I.anman, jprofe seur do sanscrit à Cambridge
(États Unis); Flulsen, secrétaire de l’Institut de
Correspondance archéologique à Rome; de Groot,
professeur de chinois à Leyde; Charles Michel.
professHur de grec et de sanscrit à Liège; Sagie,
professeur de philologie slave à Vienne; Hinojosa,
membre de l’Académie royale espagnole à Madrid;
Rayna, professeur de philologie romaine à Flo-
rence (Italie)
Sont nommés correspondants nationaux :
MM. Demaison, archiviste à Reims, et Roman,
correspondant du ministère.
Monuments d'Assyrie. — M. Heuzey fait une
communication sur une stèle de GoruLa, d’après
les documents recueillis par le commandant Cros.
--ooo-•
CORRESPONDANCE DE SUISSE
On sait qu’à différentes reprises des fissures se
sont produites dans le rocher du fameux « Lion de
Lucerne », ce monument qui se rattache étro'te-
ment à l’histoire de France et qui fut sculpté en 1820-
1821 par L. Air un, d’après une maquette de
Thorvaldsen, en commémoration du rôle des gardes
suisses an 10 a ût 1791. Le rocher est formé d’une
molasse friable à couches obliques, à travers les-
quelles des infiltrations nefas’es se produisirent.
Dès 1858, les autorité* lucernoises s’émurent de
cet état de choses, mais ce n’est qu’en 1*82, lors-
que Je monument devint propriété de la ville, par
cession de la famille Pfyffer, que des mesures de
protection purent être prises. Plusieurs tentatives
furent faites en vue de durcir la surface de la
pierre et de lui épargner ainsi le contact direct des
intempéries; mais le résultat fut à peu près nul.
On songea alors (1892) à isoler complètement la
vaste niche qui renferme le lion couche, puis à
effectuer un drainage qui assécherait le rocher.
Une excavation a été pratiquée dans le roc, à
2 m. 50 environ du fond de la niche, sur 30 mètres
de longueur et une hauieur de 11 mètres au
point le plus élevé; elle est large, de 1 m. 20 à
1 m. 5G. Des m sures ont été pri-es, en outre
pour assurer l’étanchéité des joinis des couche*
molassiques et pour recueillir les eaux d’iufiltra-
tion, qui sont évacuées au moyen de deux con-
duites de 6 métrés de long, fermées par des
portes de fer. Il n’a pas été enlevé moins de 280
mètres cubes, uniquement au ciseau, du commen-
cement de 1*91 à avril 1899; les t avaux, exécutés
avec le concours du gouvernement fédéral, par le
service des travaux de la ville de Lucerne et sous
l'in-pection de M. Léo Châtelain, l’excellent archi-
tecte neucluitelois, ont été achevés peu aorèsi De
constatations récentes, il ressort qu’ils ont eu une
cfficacit1 absolue, car aucune trace d’humidité n’est
apparue dans la niche s ulptée et l’on peut consi-
dérer comme sauvé, pour de longues années, ce
monument si célèbre, spécimen bien rare de sculp-
ture rupestre moderne.
*
❖ ❖
Si, d’un côté, on cherche à conserver, de l’autre
on s’applique à détruire. Voici qu’à B -racla démo-
lition d’un édifice qui intéresse, non plus l’histoire
de France, irais celle de l’art français, a été ré-
cemment décidée, après des péripéties diverses. La
question fut soumise, par voie de referendum, à la
votation populaire et les bourgeois de la ville fédé-
rale se sont prononcés en majorité pour la destruc-
tion : cela ne fait point honneur à leur bon goût,
ni à ce sentiment de la tradition que l’on croyait
si vivant chez eux.
L’édifice condamné est l’ancien Arsenal, qui fut,
au xix8 siècle, le Musée historique, jusqu’à ce que
les collections qu’il abritait fussent transportées
dans le nouveau bâtiment du Kirchenfeld. Et cet
Arsenal avait été construit, de 1772 à 1775, par un
architecte bernois, Nicolas Sprüngli me en 1725),
qui avait débuté dans la carrière par un séjour de
huit années à Paris (à partir de 174b), chez un des
Blondel, probablement François; car Sprüngli
s'occupa activement de festivités royales, et l’on
sait que c’est François Blondel qui dirigea les
fêles des deux mariages du dauphin père de
Louis XV. Quoique étranger, Sprüngli obtint un
prix de l’ancienne Académie d’architecture ; il fut
attaché aux Menus-Plaisirs, et c’est nourri des
meilleurs principes de l’architecture française
d’alors qu’il entreprit, une fois rappelé par le gou-
vernement bernois, la construction de divers mo-
numents publics et de maisons particulières.
Avant de rentrer définitivement dans sa patrie, il
avait voyagé avec Servandoni en Angleterre, en
Allemagne, en Pologne, et sa réputation était assez
élanlie pour qu’on lui demandât les plans d’un
palais pour la czanne, plans qui périrent dans un
naufrage. En sa qualité d’arcliitecte officiel de
l’État de Berne, Sprüngli édifia nombre de ponts,
corrigea des rivières, bâtit nue église, la Biblio-
thèque publique, la Grard’garde, l’Hôtel de mu-
sique, qui existent encore en partie, et cet Arsenal,
dont la façade exquise est encore un des joyaux
de la pittoresque cité — ou, du moins, était car au
moment où nous écrivons, l’œuvre de destruction
est déjà fort avancée : on ne perd point de temps
quand il s’agit de détruire!
On constatait dans cette façade l’influence directe
des grands architectes françaisclu règnede Louis XV
et une remarquable entente des lignes et des quan-
tités, avec une simplicité de bon aloi et un goût
marque pour la décoration sculptée II faut dé-
plorer que des projets de nouvel aménagement du
quartier, la construction projetée de nous ne sa-
vons quel casino, fassent disparaître cette œuvre
charmante II. a bien été fait des études de réfec-
tion sur un autre point, mais cela ne nous console
que médiocrement, car on se doute de ce que
souffriront cl’une démolition, d'un transport et
d’une reconstruction successifs des matériaux qui
ne sont point sans avoir subi déjà les atteintes
du temps. Ajoutons que, parmi Jes protestations
qui se sont fait entendre, se trouvaient celles de
plusieurs architectes français, et, pour l’édification
de ceux qui s’intéressent à la question, qu’il y eut
3.099 voix pour demander la conservation contre
5.122 pour la démolition.
J. M.
i
Académie des Inscriptions
Séance du 23 décembre 1908
Élections.— Sont élus correspondants étrangers :
MM. I.anman, jprofe seur do sanscrit à Cambridge
(États Unis); Flulsen, secrétaire de l’Institut de
Correspondance archéologique à Rome; de Groot,
professeur de chinois à Leyde; Charles Michel.
professHur de grec et de sanscrit à Liège; Sagie,
professeur de philologie slave à Vienne; Hinojosa,
membre de l’Académie royale espagnole à Madrid;
Rayna, professeur de philologie romaine à Flo-
rence (Italie)
Sont nommés correspondants nationaux :
MM. Demaison, archiviste à Reims, et Roman,
correspondant du ministère.
Monuments d'Assyrie. — M. Heuzey fait une
communication sur une stèle de GoruLa, d’après
les documents recueillis par le commandant Cros.
--ooo-•
CORRESPONDANCE DE SUISSE
On sait qu’à différentes reprises des fissures se
sont produites dans le rocher du fameux « Lion de
Lucerne », ce monument qui se rattache étro'te-
ment à l’histoire de France et qui fut sculpté en 1820-
1821 par L. Air un, d’après une maquette de
Thorvaldsen, en commémoration du rôle des gardes
suisses an 10 a ût 1791. Le rocher est formé d’une
molasse friable à couches obliques, à travers les-
quelles des infiltrations nefas’es se produisirent.
Dès 1858, les autorité* lucernoises s’émurent de
cet état de choses, mais ce n’est qu’en 1*82, lors-
que Je monument devint propriété de la ville, par
cession de la famille Pfyffer, que des mesures de
protection purent être prises. Plusieurs tentatives
furent faites en vue de durcir la surface de la
pierre et de lui épargner ainsi le contact direct des
intempéries; mais le résultat fut à peu près nul.
On songea alors (1892) à isoler complètement la
vaste niche qui renferme le lion couche, puis à
effectuer un drainage qui assécherait le rocher.
Une excavation a été pratiquée dans le roc, à
2 m. 50 environ du fond de la niche, sur 30 mètres
de longueur et une hauieur de 11 mètres au
point le plus élevé; elle est large, de 1 m. 20 à
1 m. 5G. Des m sures ont été pri-es, en outre
pour assurer l’étanchéité des joinis des couche*
molassiques et pour recueillir les eaux d’iufiltra-
tion, qui sont évacuées au moyen de deux con-
duites de 6 métrés de long, fermées par des
portes de fer. Il n’a pas été enlevé moins de 280
mètres cubes, uniquement au ciseau, du commen-
cement de 1*91 à avril 1899; les t avaux, exécutés
avec le concours du gouvernement fédéral, par le
service des travaux de la ville de Lucerne et sous
l'in-pection de M. Léo Châtelain, l’excellent archi-
tecte neucluitelois, ont été achevés peu aorèsi De
constatations récentes, il ressort qu’ils ont eu une
cfficacit1 absolue, car aucune trace d’humidité n’est
apparue dans la niche s ulptée et l’on peut consi-
dérer comme sauvé, pour de longues années, ce
monument si célèbre, spécimen bien rare de sculp-
ture rupestre moderne.
*
❖ ❖
Si, d’un côté, on cherche à conserver, de l’autre
on s’applique à détruire. Voici qu’à B -racla démo-
lition d’un édifice qui intéresse, non plus l’histoire
de France, irais celle de l’art français, a été ré-
cemment décidée, après des péripéties diverses. La
question fut soumise, par voie de referendum, à la
votation populaire et les bourgeois de la ville fédé-
rale se sont prononcés en majorité pour la destruc-
tion : cela ne fait point honneur à leur bon goût,
ni à ce sentiment de la tradition que l’on croyait
si vivant chez eux.
L’édifice condamné est l’ancien Arsenal, qui fut,
au xix8 siècle, le Musée historique, jusqu’à ce que
les collections qu’il abritait fussent transportées
dans le nouveau bâtiment du Kirchenfeld. Et cet
Arsenal avait été construit, de 1772 à 1775, par un
architecte bernois, Nicolas Sprüngli me en 1725),
qui avait débuté dans la carrière par un séjour de
huit années à Paris (à partir de 174b), chez un des
Blondel, probablement François; car Sprüngli
s'occupa activement de festivités royales, et l’on
sait que c’est François Blondel qui dirigea les
fêles des deux mariages du dauphin père de
Louis XV. Quoique étranger, Sprüngli obtint un
prix de l’ancienne Académie d’architecture ; il fut
attaché aux Menus-Plaisirs, et c’est nourri des
meilleurs principes de l’architecture française
d’alors qu’il entreprit, une fois rappelé par le gou-
vernement bernois, la construction de divers mo-
numents publics et de maisons particulières.
Avant de rentrer définitivement dans sa patrie, il
avait voyagé avec Servandoni en Angleterre, en
Allemagne, en Pologne, et sa réputation était assez
élanlie pour qu’on lui demandât les plans d’un
palais pour la czanne, plans qui périrent dans un
naufrage. En sa qualité d’arcliitecte officiel de
l’État de Berne, Sprüngli édifia nombre de ponts,
corrigea des rivières, bâtit nue église, la Biblio-
thèque publique, la Grard’garde, l’Hôtel de mu-
sique, qui existent encore en partie, et cet Arsenal,
dont la façade exquise est encore un des joyaux
de la pittoresque cité — ou, du moins, était car au
moment où nous écrivons, l’œuvre de destruction
est déjà fort avancée : on ne perd point de temps
quand il s’agit de détruire!
On constatait dans cette façade l’influence directe
des grands architectes françaisclu règnede Louis XV
et une remarquable entente des lignes et des quan-
tités, avec une simplicité de bon aloi et un goût
marque pour la décoration sculptée II faut dé-
plorer que des projets de nouvel aménagement du
quartier, la construction projetée de nous ne sa-
vons quel casino, fassent disparaître cette œuvre
charmante II. a bien été fait des études de réfec-
tion sur un autre point, mais cela ne nous console
que médiocrement, car on se doute de ce que
souffriront cl’une démolition, d'un transport et
d’une reconstruction successifs des matériaux qui
ne sont point sans avoir subi déjà les atteintes
du temps. Ajoutons que, parmi Jes protestations
qui se sont fait entendre, se trouvaient celles de
plusieurs architectes français, et, pour l’édification
de ceux qui s’intéressent à la question, qu’il y eut
3.099 voix pour demander la conservation contre
5.122 pour la démolition.
J. M.