ET DE LA CURIOSITE
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qu'ici, plus que partout ailleurs, la représentation
des minorités s'impose. A ce vice initial s'ajoutent
la pression du patronat, les influences de la cama-
raderie, l'institution des récompenses et l'octroi de
privilèges à vie contradictoires avec toute idée d'évo-
lution ou de simple équité. C'en est assez pour
expliquer les visées et la composition de l'en-
semble ; l'art véritable y demeure le plus souvent
étranger; il cesse do venir, comme le veut Paul
Desjardins, « de ce qui est intime et involontaire
dans l'homme ».
Des toiles immenses — et sans grandeur ; l'in-
digence d'àmes exprimant par des moyens imper-
sonnels des pensées médiocres ; des exercices sco-
laire?, produits artificiels d'une pédagogie lamen-
table ; l'acquis suppléant le don, — voilà ce qui
domino et ce qui provoque, tout d'abord, la
révolte ou la pitié : révolte causée par la profa-
nation ; pitié pour la vanité de tant d'efforts voués
au néant. Il semble que nous soyons témoins et
victimes d'une singulière méprise. L'ambition pré-
tend remplacer la sensibilité en dehors de laquelle
l'art ne saurait exister. La plupart se flattent d'arri-
ver par la peine au résultat que seule la vocation
peut atteindre. Delà ces pastiches, ces copies dont
l'abondance lasso et écœure. En quelque sens
qu'elle soit dirigée, la moindre recherche neuve —
désir ou signe de l'activité créatrice — est plus
digne que la redite où l'homme, faisant faillite à
lui-même, recourt aux expédients, vit d'emprunts
et de dois.
Ce Salon ne vaut donc que par l'exception; le
tout est de la découvrir ; on n'y parvient pas du
premier coup, tant les rôles sont intervertis, les
prééminences usurpées. Sous prétexte de droits
acquis, uu placement paradoxal rapproche l'excel-
lent du pire, étale ce dont il faut rougir et cache
ce que l'on doit montrer. Un critique d'humeur
assez libre pour prendre le contre-pied de ce parti
et fixer son examen sur les ouvrages condamnés à
la relégation du dernier rang se préparerait à la
mission du justicier : il distinguerait le talent in-
connu et révélerait l'énigme de ce Salon qui dérobe
tant d'espoirs secrets sous ses apparences mortes
L'abus n'est pas de date récente. L'ombre dense
d'une galerie, sous laquelle on l'avait dédaigneuse-
ment déposé, enveloppait le Puddlcur de Cons-
tantin Meunier en 1887. En 1883, le regard avait
peine à s'élever jusqu'au Portrait d'aïeul et d'en-
fant qui contenait en puissance tout l'art d'Eugène
Carrière. Après ces exemples, comment s'étonner
de voir exposés au hasard les envois de M. Cy-
prien Descudé ? L'un d'eux n'est autre que le ta-
bleau repoussé l'an dernier, pour la confusion des
juges qui assumèrent, d'un cœur léger, la faute do
cet inconcevable refus. Qu'il ait pu se produire,
c'est de quoi ruiner sans retour l'autorité d'un
tribunal à ce point capable de partialité ou d'er-
reur. En vain cherche-t-on les raisons de l'arrêt :
elles ne sont fournies ni par la technique — peu
révolutionnaire — ni par le sujet, des plus simples.
Il s'agit d'une fête comme il s'en tient au prin-
temps, dans les faubourgs de Paris. Des baraques
foraines où l'on s'empresse et des boutiques for-
ment le décor ; dans l'intervalle laissé libre sur la
chaussée du boulevard, vont et viennent des grou-
pes, des ouvriers, des femmes, des enfants, le
peuple libéré de la tâche, tout à sa joie bruyante
ou contenue. C'est plutôt un souvenir transposé
qu'une image fidèle et directe de la vie. Les
éléments pris dans la réalité par l'auteur et
utilisés à sa guise interviennent dans la seule
mesure où ils concourent à exprimer l'idée qu'il
faut se faire du sujet ; si particuliers semblent-
ils, les épisodes dont s'anime la scène restent
volontairement représentatifs de la diversité des
états d'esprit. M. Descudé tend d'instinct vers la
généralisation ; il y tend par la façon de concevoir,
par le métier, par l'enveloppe qui indétermine
l'accidentel, par le registre des tonalités sombres
ou assourdies. Voyez son second tableau : sur un
quai, à Bordeaux, je crois, trois portefaix déchar-
gent le charbon dans des wagons attelés de
percherons blancs ; le tableau ett baigné dans un
nuage de poussière noirâtre ; le geste est lent, hié-
ratique presque ; et, de nouveau, s'impose l'impres-
sion de gravité que suggère un art tout on retrait,
mûri à loisir. On n'y accède point d'emblée ; comme
l'artiste n'improvise rieD, il ne se livre pas sans
délai ; la sympathie ne naît qu'à la faveur d'une
contemplation prolongée. Ce méditatif, doué d'une
vie intérieure profonde, se double d'un peintre qui
possède le sons des harmonieséloquentos; il fstde
ceux qui justifient, par la suite, l'unité et le pro-
grès de leurs travaux, l'ouverture d'un large crédit
d'avenir.
L'aventure de M. Stanislas Lenlz n'est guère
moins surprenante. L'an dernier ses portraits
obtiennent la cimaise ; quoique vague médaille leur
est même décerné?. L'artiste envoie aujourd'hui
do sa Pologne un tableau corporatif de bien autre
envergure; on l'exile hors de vue, au mépris de
l'effort pluî grand et de la somme de talent plus
forte. Pour commémorer le cinquantenaire d'une
école de Varsovie, M. Lenlz s'était vu inviter à
faire vivre et survivre les traits des maîtres véné-
rables qui y professent. M. Lentz les a donc
réunis sur la toile, en poussant au plus loin,
selon son habitude, la recherche du caractère indir
viduel. Les particularités physionomiques, que
l'âge accuse, s'offrent d'abord à sa définition, puis
la portraiture se poursuit et se complète, grâce à
l'abandon delà pose et à l'importance que prend, ju-
dicieusement, l'expression des mains ; chaque per-
sonnage vit de sa vie propre et entre tous s'établit
pourtant le lien que crée le devoir commun. Peu
s'en faudrait que l'on imaginât les propos des
acteurs, comme Fromentin s'y plut devant les
Syndics, auxquels ce tableau fait songer. De toutes
manières voici un exemple d'art sérieux, sévère
même, — témoin l'accord volontairement sobre des
couleurs restreintes : noir des vêtements, rose des
chairs, vert foncé de la paroi; il continue une tra-
dition que la Société prétend avoir charge de sou-
tenir et de défendre; quel droit l'autorisait à
sacrifier un semblable ouvrage, un de ceux dont
ce Salon tire sans contredit le plus d'honneur ?
Au grandissement de la dévotion qui entoure
maintenant son œuvre et son nom M. Ernest Lau-
rent répond par une dépense de lui-même toujours
plus généreuse. D'autres conquièrent à force de se
répéter; sincère et docile, M. Ernest Laurent se
varie au gré de l'humanité qui l'inspire. Il vit
dans l'attente, prêt à la découverte; pour lui, le
modèle nouveau se présente un peu à la manière
d'un problème d'algèbre et de psychologie; c'est
chaque fois de l'inconnu à dégager, une âme à ou-
vrir, un cœur à rendre « transparent » ; ainsi les
privilégiés dont M. Ernest Laurent conserve
l'image restent les amis du peintre, — pas-
sant de la vie un jour introduit, qui s'est
installé en eux, identifié avec eux, doucement,
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qu'ici, plus que partout ailleurs, la représentation
des minorités s'impose. A ce vice initial s'ajoutent
la pression du patronat, les influences de la cama-
raderie, l'institution des récompenses et l'octroi de
privilèges à vie contradictoires avec toute idée d'évo-
lution ou de simple équité. C'en est assez pour
expliquer les visées et la composition de l'en-
semble ; l'art véritable y demeure le plus souvent
étranger; il cesse do venir, comme le veut Paul
Desjardins, « de ce qui est intime et involontaire
dans l'homme ».
Des toiles immenses — et sans grandeur ; l'in-
digence d'àmes exprimant par des moyens imper-
sonnels des pensées médiocres ; des exercices sco-
laire?, produits artificiels d'une pédagogie lamen-
table ; l'acquis suppléant le don, — voilà ce qui
domino et ce qui provoque, tout d'abord, la
révolte ou la pitié : révolte causée par la profa-
nation ; pitié pour la vanité de tant d'efforts voués
au néant. Il semble que nous soyons témoins et
victimes d'une singulière méprise. L'ambition pré-
tend remplacer la sensibilité en dehors de laquelle
l'art ne saurait exister. La plupart se flattent d'arri-
ver par la peine au résultat que seule la vocation
peut atteindre. Delà ces pastiches, ces copies dont
l'abondance lasso et écœure. En quelque sens
qu'elle soit dirigée, la moindre recherche neuve —
désir ou signe de l'activité créatrice — est plus
digne que la redite où l'homme, faisant faillite à
lui-même, recourt aux expédients, vit d'emprunts
et de dois.
Ce Salon ne vaut donc que par l'exception; le
tout est de la découvrir ; on n'y parvient pas du
premier coup, tant les rôles sont intervertis, les
prééminences usurpées. Sous prétexte de droits
acquis, uu placement paradoxal rapproche l'excel-
lent du pire, étale ce dont il faut rougir et cache
ce que l'on doit montrer. Un critique d'humeur
assez libre pour prendre le contre-pied de ce parti
et fixer son examen sur les ouvrages condamnés à
la relégation du dernier rang se préparerait à la
mission du justicier : il distinguerait le talent in-
connu et révélerait l'énigme de ce Salon qui dérobe
tant d'espoirs secrets sous ses apparences mortes
L'abus n'est pas de date récente. L'ombre dense
d'une galerie, sous laquelle on l'avait dédaigneuse-
ment déposé, enveloppait le Puddlcur de Cons-
tantin Meunier en 1887. En 1883, le regard avait
peine à s'élever jusqu'au Portrait d'aïeul et d'en-
fant qui contenait en puissance tout l'art d'Eugène
Carrière. Après ces exemples, comment s'étonner
de voir exposés au hasard les envois de M. Cy-
prien Descudé ? L'un d'eux n'est autre que le ta-
bleau repoussé l'an dernier, pour la confusion des
juges qui assumèrent, d'un cœur léger, la faute do
cet inconcevable refus. Qu'il ait pu se produire,
c'est de quoi ruiner sans retour l'autorité d'un
tribunal à ce point capable de partialité ou d'er-
reur. En vain cherche-t-on les raisons de l'arrêt :
elles ne sont fournies ni par la technique — peu
révolutionnaire — ni par le sujet, des plus simples.
Il s'agit d'une fête comme il s'en tient au prin-
temps, dans les faubourgs de Paris. Des baraques
foraines où l'on s'empresse et des boutiques for-
ment le décor ; dans l'intervalle laissé libre sur la
chaussée du boulevard, vont et viennent des grou-
pes, des ouvriers, des femmes, des enfants, le
peuple libéré de la tâche, tout à sa joie bruyante
ou contenue. C'est plutôt un souvenir transposé
qu'une image fidèle et directe de la vie. Les
éléments pris dans la réalité par l'auteur et
utilisés à sa guise interviennent dans la seule
mesure où ils concourent à exprimer l'idée qu'il
faut se faire du sujet ; si particuliers semblent-
ils, les épisodes dont s'anime la scène restent
volontairement représentatifs de la diversité des
états d'esprit. M. Descudé tend d'instinct vers la
généralisation ; il y tend par la façon de concevoir,
par le métier, par l'enveloppe qui indétermine
l'accidentel, par le registre des tonalités sombres
ou assourdies. Voyez son second tableau : sur un
quai, à Bordeaux, je crois, trois portefaix déchar-
gent le charbon dans des wagons attelés de
percherons blancs ; le tableau ett baigné dans un
nuage de poussière noirâtre ; le geste est lent, hié-
ratique presque ; et, de nouveau, s'impose l'impres-
sion de gravité que suggère un art tout on retrait,
mûri à loisir. On n'y accède point d'emblée ; comme
l'artiste n'improvise rieD, il ne se livre pas sans
délai ; la sympathie ne naît qu'à la faveur d'une
contemplation prolongée. Ce méditatif, doué d'une
vie intérieure profonde, se double d'un peintre qui
possède le sons des harmonieséloquentos; il fstde
ceux qui justifient, par la suite, l'unité et le pro-
grès de leurs travaux, l'ouverture d'un large crédit
d'avenir.
L'aventure de M. Stanislas Lenlz n'est guère
moins surprenante. L'an dernier ses portraits
obtiennent la cimaise ; quoique vague médaille leur
est même décerné?. L'artiste envoie aujourd'hui
do sa Pologne un tableau corporatif de bien autre
envergure; on l'exile hors de vue, au mépris de
l'effort pluî grand et de la somme de talent plus
forte. Pour commémorer le cinquantenaire d'une
école de Varsovie, M. Lenlz s'était vu inviter à
faire vivre et survivre les traits des maîtres véné-
rables qui y professent. M. Lentz les a donc
réunis sur la toile, en poussant au plus loin,
selon son habitude, la recherche du caractère indir
viduel. Les particularités physionomiques, que
l'âge accuse, s'offrent d'abord à sa définition, puis
la portraiture se poursuit et se complète, grâce à
l'abandon delà pose et à l'importance que prend, ju-
dicieusement, l'expression des mains ; chaque per-
sonnage vit de sa vie propre et entre tous s'établit
pourtant le lien que crée le devoir commun. Peu
s'en faudrait que l'on imaginât les propos des
acteurs, comme Fromentin s'y plut devant les
Syndics, auxquels ce tableau fait songer. De toutes
manières voici un exemple d'art sérieux, sévère
même, — témoin l'accord volontairement sobre des
couleurs restreintes : noir des vêtements, rose des
chairs, vert foncé de la paroi; il continue une tra-
dition que la Société prétend avoir charge de sou-
tenir et de défendre; quel droit l'autorisait à
sacrifier un semblable ouvrage, un de ceux dont
ce Salon tire sans contredit le plus d'honneur ?
Au grandissement de la dévotion qui entoure
maintenant son œuvre et son nom M. Ernest Lau-
rent répond par une dépense de lui-même toujours
plus généreuse. D'autres conquièrent à force de se
répéter; sincère et docile, M. Ernest Laurent se
varie au gré de l'humanité qui l'inspire. Il vit
dans l'attente, prêt à la découverte; pour lui, le
modèle nouveau se présente un peu à la manière
d'un problème d'algèbre et de psychologie; c'est
chaque fois de l'inconnu à dégager, une âme à ou-
vrir, un cœur à rendre « transparent » ; ainsi les
privilégiés dont M. Ernest Laurent conserve
l'image restent les amis du peintre, — pas-
sant de la vie un jour introduit, qui s'est
installé en eux, identifié avec eux, doucement,