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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
ou le pinceau. Insolent et vindicatif, Servandoni, au dire d’un de
ses collègues, était homme à vous assassiner1.
Il eut toute sa vie des contestations et des procès2. Malgré les
gains énormes qu’il devait réaliser, continuellement il était pour-
suivi pour dettes. Sa mauvaise situation financière est une énigme,
lorsqu’on songe aux travaux nombreux qui l’occupèrent. J,es con-
structions qu’il fit pour de riches membres de la noblesse et de la
haute finance, l’église Saint-Sulpice, les fêtes publiques organisées
en France et à l’étranger, sa fonction à l’Ope'ra, les spectacles des
Tuileries toujours si fréquentés, enfin cette pension de 20 000 marks
qu’Auguste III lui conserva jusqu’à sa mort, auraient enrichi un
tout autre personnage. Jal s’apitoie, non sans raison, sur le sort de
cette pauvre Mmo Servandoni et des huit enfants de l’artiste, qui ne
paraissent pas avoir beaucoup senti l’effet de la tendresse paternelle.
Il laissa sa femme, en mourant, dénuée de toute ressource. Elle
demanda au roi, en 1777, par l’intermédiaire du surintendant des
Bâtiments3 4, qu’on lui servit une pension en raison des nombreux
travaux exécutés par son mari. Ce secours lui fut refusé1; la requête,
cependant, n’était point superflue. Mais, bien que lui-même et sa
veuve affirment qu’il travailla plus « pour la gloire que pour la
fortune», il faut cependant attribuer au caractère du seul Servan-
doni, à son insouciance, à sa prodigalité, la situation misérable où
il laissa les siens.
« Ce Servandoni », déclare Diderot3, « est un homme que tout l’or
du Pérou n’enrichirait pas; c’est le Panurge de Rabelais qui avait
quinze mille moyens d’amasser et trente mille de dépenser. Grand
machiniste, grand architecte, bon peintre, sublime décorateur, il
n’y a aucun de ses talents qui ne lui ait valu des sommes immenses.
Cependant, il n’a rien et n’aura jamais rien : le roi, la nation, le
1. Trois plaintes furent portées contre lui pour sévices et voies de fait : rien
de plus curieux à lire que ces dépositions; mais, si ta première ne fait que jeter
le ridicule sur l’artiste, les deux autres nous donnent une idée du degré de
violence où il pouvait atteindre. Cf. Arch. Nat.., Y. o74-o81-947, documents publiés
par J.-J. Guiffrey dans les Nouvelles Archives cle l’art français, 1888, 3° série, t. V.
2. Il en eut un célèbre « pour le paiement de ses impertinentes magnificences »
avec Samuel Bernard dont il avait décoré l’hôtel.
3. Arch. Nat., OU 914, fol. 119.
4. Arch. Nat., OU914, fol. 120. On voit, par les scellés et inventaires conservés
dans les Archives des Commissaires du Châtelet (Arch. Nat., Y. 14347), de com-
bien de dettes, au moment de son décès, la malheureuse femme était accablée.
d. Critique du Salon de 1765 (Œuvres complètes de Diderot, éd. J. Assezat
et M. Tourneux, l. X).
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
ou le pinceau. Insolent et vindicatif, Servandoni, au dire d’un de
ses collègues, était homme à vous assassiner1.
Il eut toute sa vie des contestations et des procès2. Malgré les
gains énormes qu’il devait réaliser, continuellement il était pour-
suivi pour dettes. Sa mauvaise situation financière est une énigme,
lorsqu’on songe aux travaux nombreux qui l’occupèrent. J,es con-
structions qu’il fit pour de riches membres de la noblesse et de la
haute finance, l’église Saint-Sulpice, les fêtes publiques organisées
en France et à l’étranger, sa fonction à l’Ope'ra, les spectacles des
Tuileries toujours si fréquentés, enfin cette pension de 20 000 marks
qu’Auguste III lui conserva jusqu’à sa mort, auraient enrichi un
tout autre personnage. Jal s’apitoie, non sans raison, sur le sort de
cette pauvre Mmo Servandoni et des huit enfants de l’artiste, qui ne
paraissent pas avoir beaucoup senti l’effet de la tendresse paternelle.
Il laissa sa femme, en mourant, dénuée de toute ressource. Elle
demanda au roi, en 1777, par l’intermédiaire du surintendant des
Bâtiments3 4, qu’on lui servit une pension en raison des nombreux
travaux exécutés par son mari. Ce secours lui fut refusé1; la requête,
cependant, n’était point superflue. Mais, bien que lui-même et sa
veuve affirment qu’il travailla plus « pour la gloire que pour la
fortune», il faut cependant attribuer au caractère du seul Servan-
doni, à son insouciance, à sa prodigalité, la situation misérable où
il laissa les siens.
« Ce Servandoni », déclare Diderot3, « est un homme que tout l’or
du Pérou n’enrichirait pas; c’est le Panurge de Rabelais qui avait
quinze mille moyens d’amasser et trente mille de dépenser. Grand
machiniste, grand architecte, bon peintre, sublime décorateur, il
n’y a aucun de ses talents qui ne lui ait valu des sommes immenses.
Cependant, il n’a rien et n’aura jamais rien : le roi, la nation, le
1. Trois plaintes furent portées contre lui pour sévices et voies de fait : rien
de plus curieux à lire que ces dépositions; mais, si ta première ne fait que jeter
le ridicule sur l’artiste, les deux autres nous donnent une idée du degré de
violence où il pouvait atteindre. Cf. Arch. Nat.., Y. o74-o81-947, documents publiés
par J.-J. Guiffrey dans les Nouvelles Archives cle l’art français, 1888, 3° série, t. V.
2. Il en eut un célèbre « pour le paiement de ses impertinentes magnificences »
avec Samuel Bernard dont il avait décoré l’hôtel.
3. Arch. Nat., OU 914, fol. 119.
4. Arch. Nat., OU914, fol. 120. On voit, par les scellés et inventaires conservés
dans les Archives des Commissaires du Châtelet (Arch. Nat., Y. 14347), de com-
bien de dettes, au moment de son décès, la malheureuse femme était accablée.
d. Critique du Salon de 1765 (Œuvres complètes de Diderot, éd. J. Assezat
et M. Tourneux, l. X).