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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
le dessin? Voici des femmes incorrectes, et l’on ne peut comprendre
le cadavre tourmenté que le peintre a jeté sur le devant de la toile
et les jambes écartées d’une façon maladroite. Est-ce la pensée?
Peut-être. Car l’année dernière, le prisonnier de Chillon faisait fris-
sonner d’épouvante, et celte année, on compatit à ce corps sanglant,
où reste cependant assez de vie, pour que la souffrance y conserve
toute son énergie L » Laissons pour compte au critique du Musée des
familles son sentiment sur le dessin et la couleur de Delacroix, mais
affirmons avec lui que l’essentiel, chez notre artiste, est la pensée.
Par là nous serons prémunis contre les erreurs auxquelles peut
conduire l’examen de sa technique. Cette technique ne doit pas être
étudiée en elle-même1 2. Elle n’est qu’un langage qui traduit des
idées. Des idées de peintre : Delacroix se glorifiait de n’en avoir pas
d’autres 3. « Personne n’a eu un sentiment plus intense et plus juste
de la nature visible 4. » Or, il y a une parfaite correspondance entre
son imagination et les moyens dont il use pour l’extérioriser.
Dès ses premières œuvres, Delacroix a montré une tendance à
substituer aux êtres qu’offre la réalité une humanité modelée par
son imagination. C’est dans la période où nous l’étudions que se
sont fixés ses types favoris.
Les créatures qu’il anime semblent imparfaitement dégagées de
l'animalité ; elles ont dans leurs formes, dans leur allure, quelque chose
de lourd et de puissant, on dirait de bestial. Leurs membres sont
forts, leurs attaches épaisses, leurs pieds longs. Leurs mouvements
ont une souplesse singulière et d’étranges déhanchements : elles sem-
blent observer dans leurs démarches, dans leurs gestes, des lois
spéciales à nous inconnues. On a accusé Delacroix de les dessiner
au mépris de toute notion anatomique, d’inventer par négligence
des mouvements impossibles et des raccourcis enfantins. Mais, s’il
n’a agi que par ignorance ou par négligence, comment expliquer
que ses fautes apparentes soient toujours les mêmes et que ses
écarts soient cohérents?
1. Le critique ajoute : « Du reste, il faut reconnaître dans ce tableau une
grande harmonie d’ensemble une touche souvent fine, délicate et hardie. »
2. « De l’abus de l’esprit chez les Français... Le peintre pense moins à expri-
mer son sujet qu’à faire briller son habileté, son adresse; de là la belle exécu-
tion, la touche savante, le morceau supérieurement rendu... Oh! malheureux!
pendant que j’admire ton adresse, mon cœur se glace et mon imagination reploie
ses ailes. » (Journal, 21 juin 1844.)
3. Lettre à Thoré, octobre 1842 (Lettres, 2e éd., t. I, p. 266).
4. l’aine, Vie et réflexions de Thomas Graindorge, 11e édition, p. 283.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
le dessin? Voici des femmes incorrectes, et l’on ne peut comprendre
le cadavre tourmenté que le peintre a jeté sur le devant de la toile
et les jambes écartées d’une façon maladroite. Est-ce la pensée?
Peut-être. Car l’année dernière, le prisonnier de Chillon faisait fris-
sonner d’épouvante, et celte année, on compatit à ce corps sanglant,
où reste cependant assez de vie, pour que la souffrance y conserve
toute son énergie L » Laissons pour compte au critique du Musée des
familles son sentiment sur le dessin et la couleur de Delacroix, mais
affirmons avec lui que l’essentiel, chez notre artiste, est la pensée.
Par là nous serons prémunis contre les erreurs auxquelles peut
conduire l’examen de sa technique. Cette technique ne doit pas être
étudiée en elle-même1 2. Elle n’est qu’un langage qui traduit des
idées. Des idées de peintre : Delacroix se glorifiait de n’en avoir pas
d’autres 3. « Personne n’a eu un sentiment plus intense et plus juste
de la nature visible 4. » Or, il y a une parfaite correspondance entre
son imagination et les moyens dont il use pour l’extérioriser.
Dès ses premières œuvres, Delacroix a montré une tendance à
substituer aux êtres qu’offre la réalité une humanité modelée par
son imagination. C’est dans la période où nous l’étudions que se
sont fixés ses types favoris.
Les créatures qu’il anime semblent imparfaitement dégagées de
l'animalité ; elles ont dans leurs formes, dans leur allure, quelque chose
de lourd et de puissant, on dirait de bestial. Leurs membres sont
forts, leurs attaches épaisses, leurs pieds longs. Leurs mouvements
ont une souplesse singulière et d’étranges déhanchements : elles sem-
blent observer dans leurs démarches, dans leurs gestes, des lois
spéciales à nous inconnues. On a accusé Delacroix de les dessiner
au mépris de toute notion anatomique, d’inventer par négligence
des mouvements impossibles et des raccourcis enfantins. Mais, s’il
n’a agi que par ignorance ou par négligence, comment expliquer
que ses fautes apparentes soient toujours les mêmes et que ses
écarts soient cohérents?
1. Le critique ajoute : « Du reste, il faut reconnaître dans ce tableau une
grande harmonie d’ensemble une touche souvent fine, délicate et hardie. »
2. « De l’abus de l’esprit chez les Français... Le peintre pense moins à expri-
mer son sujet qu’à faire briller son habileté, son adresse; de là la belle exécu-
tion, la touche savante, le morceau supérieurement rendu... Oh! malheureux!
pendant que j’admire ton adresse, mon cœur se glace et mon imagination reploie
ses ailes. » (Journal, 21 juin 1844.)
3. Lettre à Thoré, octobre 1842 (Lettres, 2e éd., t. I, p. 266).
4. l’aine, Vie et réflexions de Thomas Graindorge, 11e édition, p. 283.