LA PEINTURE ROMANTIQUE
101
Il faut reconnaître que Delacroix, comme Michel-Ange, comme
Puvis de Ghavannes, a accompli une œuvre prométhéenne : il a
reconstitué une humanité et lui a imposé des lois internes aussi
impérieuses en leur genre que celles de la nature. Regardez ce sol-
dat qui, d'un effort violent, s’élève sur le terre-plein du pont de
Taillebourg; voyez cette juive qui danse dans la Noce au Maroc,
examinez la femme qui secourt Saint Sébastien, étudiez H amie t, et
vous acquerrez la conviction que tous ces individus, s’ils ne se res-
semblent pas, ont entre eux, non seulement dans leur type, mais
dans leurs allures, une conformité étroite, et que leurs mouvements
sont réglés par une logique qui, pour nous échapper, n’en est pas
moins certaine.
Comment cette transformation s’est-elle accomplie? Sans doute
par un instinct naturel; mais les longues séances au Muséum en
compagnie de Barye, l’étude anatomique des animaux et surtout des
félins, y ont certainement contribué. Il l'expliquait à la fin de sa vie
à Taine1 : « 11 y a dans toutes les formes humaines des formes ani-
males plus ou moins vagues qu'il s’agit de démêler...; en poursui-
vant l’étude de ces analogies entre les animaux et l’homme, on
arrive à découvrir en celui-ci des instincts plus ou moins vagues par
lesquels sa nature intime le rapproche de tel ou tel animal. » Dela-
croix attribuait à son grand maître Rubens une conception analogue
à la sienne : « Lui seul », disait-il 2, « a su les dégradations bestiales,
les origines animales de l'homme. Un des bourreaux de son Cruci-
fiement d’Anvers est un gorille chauve. »
La physionomie des héros de Delacroix échappe à nos définitions
de la beauté comme de la laideur. Us ont ordinairement de grands
yeux, les pommettes saillantes, le front proéminent et droit, le nez
court aux ailes minces, la bouche sèche. Delacroix se préoccupe
beaucoup moins de leurs traits que de l’expression de leurs visages,
et cette expression reste subordonnée elle-même à l’intenlion géné-
rale de l’œuvre.
Il faut une première adaptation pour comprendre les types de
Delacroix; il en faut une plus délicate pour entendre son dessin.
Ce dessin a provoqué l’indignation des contemporains. Ils y étaient
mal préparés. Lorsque Jules Breton vint à Paris en 1845, les Léo-
pold Robert, les Horace Vernet le ravirent d’admiration, mais les
Delacroix lui semblèrent hideux : « Ce peintre me révoltait par son
1. Philosophie de l’art en Italie.
2. Taine, Vie et opinions de Thomas Graindorge, p. 283.
101
Il faut reconnaître que Delacroix, comme Michel-Ange, comme
Puvis de Ghavannes, a accompli une œuvre prométhéenne : il a
reconstitué une humanité et lui a imposé des lois internes aussi
impérieuses en leur genre que celles de la nature. Regardez ce sol-
dat qui, d'un effort violent, s’élève sur le terre-plein du pont de
Taillebourg; voyez cette juive qui danse dans la Noce au Maroc,
examinez la femme qui secourt Saint Sébastien, étudiez H amie t, et
vous acquerrez la conviction que tous ces individus, s’ils ne se res-
semblent pas, ont entre eux, non seulement dans leur type, mais
dans leurs allures, une conformité étroite, et que leurs mouvements
sont réglés par une logique qui, pour nous échapper, n’en est pas
moins certaine.
Comment cette transformation s’est-elle accomplie? Sans doute
par un instinct naturel; mais les longues séances au Muséum en
compagnie de Barye, l’étude anatomique des animaux et surtout des
félins, y ont certainement contribué. Il l'expliquait à la fin de sa vie
à Taine1 : « 11 y a dans toutes les formes humaines des formes ani-
males plus ou moins vagues qu'il s’agit de démêler...; en poursui-
vant l’étude de ces analogies entre les animaux et l’homme, on
arrive à découvrir en celui-ci des instincts plus ou moins vagues par
lesquels sa nature intime le rapproche de tel ou tel animal. » Dela-
croix attribuait à son grand maître Rubens une conception analogue
à la sienne : « Lui seul », disait-il 2, « a su les dégradations bestiales,
les origines animales de l'homme. Un des bourreaux de son Cruci-
fiement d’Anvers est un gorille chauve. »
La physionomie des héros de Delacroix échappe à nos définitions
de la beauté comme de la laideur. Us ont ordinairement de grands
yeux, les pommettes saillantes, le front proéminent et droit, le nez
court aux ailes minces, la bouche sèche. Delacroix se préoccupe
beaucoup moins de leurs traits que de l’expression de leurs visages,
et cette expression reste subordonnée elle-même à l’intenlion géné-
rale de l’œuvre.
Il faut une première adaptation pour comprendre les types de
Delacroix; il en faut une plus délicate pour entendre son dessin.
Ce dessin a provoqué l’indignation des contemporains. Ils y étaient
mal préparés. Lorsque Jules Breton vint à Paris en 1845, les Léo-
pold Robert, les Horace Vernet le ravirent d’admiration, mais les
Delacroix lui semblèrent hideux : « Ce peintre me révoltait par son
1. Philosophie de l’art en Italie.
2. Taine, Vie et opinions de Thomas Graindorge, p. 283.