EUGÈNE FROMENTIN.
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cité, vous devenez son esclave; le succès par le temps qui court n’est au fond qu’une
servitude. Soyez vous, qui vous comprendra? Soyez tout le monde, la foule vous
adopte, le parti des raffinés vous abandonne. On nous demande de grandes œuvres,
et c’est peine perdue que d’en entreprendre, parce que rien ne les inspire plus, que
personne n’y croit, ni nous ni les autres; et c’est une formule de vaine condoléance
par laquelle on est convenu de porter le deuil des grandes et nobles habitudes de
peindre. La grande peinture est morte. C’est chose entendue. Quand il en revient,
voyez plutôt l’effet funèbre qu’elle produit sur la jovialité des vivants.
Ceux qui font les délicats ne sont que blasés. Ce n’est pas la banalité qui déplaît,
c’est tout ce qui porte un sceau trop vif; ce n’est pas du mieux qu’on voudrait, c’est
de l'extraordinaire. Et l’extraordinaire est le fait des hallucinés; les peintres ne sont
pas des mangeurs d’opium. Quant aux moyens libres de nous produire, nous n’en
aurons jamais assez, parce qu’en pareille matière la liberté absolue n’est que le droit.
Nous envoyons de sept à huit mille tableaux chaque année à l’entrée d’un palais qui
n’a pas été disposé pour nous, mais qu’on nous prête. On en reçoit trois mille au plus.
Ce vaste triage est fait par un tribunal que nous ne connaissons pas, que nous n’avons
pas nommé, qui n’est plus de notre âge ; qui a oublié de la jeunesse ses ambitions,
ses ignorances, ses intempérances, ses mœurs, ses misères; qui règle le goût sans
comprendre que le goût peut changer, et qui chicane l’avenir en oubliant qu’il parle au
nom du passé. On nous parque arbitrairement dans des lieux fort laids; le jour est
mauvais, l’espace trop ménagé, l’encombrement odieux. Les mauvaises œuvres
déteignent sur les bonnes, au point que le niveau s’abaisse et qu’une sorte d’égalité
médiocre donne de cette confuse agglomération de peinture des idées à vous dégoûter
d’en faire. Les talents trop sensibles hésitent à se fourvoyer dans ce milieu impitoyable,
qui semble déshabiller la pointure et ne mettre à nu que ses vilenies. Les gens qui se
respectent s’en éloignent. Les exclus boudent et se demandent s’il n’y aurait pas
moyen de créer ailleurs un centre plus hospitalier pour les nouveaux venus. Nous vou-
lons des expositions libres, des associations, des groupes. Fractionnons-nous, créons
des coteries. N’admettons dans chaque groupe que les talents qui s’estiment, se com-
prennent et se donnent mutuellement raison. Réunis dans ce grand palais, qui devient
la tour de Babel, nous composons un tel chaos que le monde y voit la confusion des
langues, et c’est un malheur pour tous. — La critique au surplus nous sert mal tout
en se donnant beaucoup de peine. Comme agent de publicité, elle a du bon : comme
intermédiaire entre le public et nous, elle oublie que c’est nous qui créons et que
c’est le public qu’elle doit soumettre. Elle hésite entre les deux, représentant succes-
sivement les idées de chacun et ne servant qu’à demi les intérêts supérieurs de l’art.
Si quelqu’un a le droit d’agir sur l’opinion, de la diriger, de la ramener, de l’éclairer
quand elle s’égare, qui donc a ce droit et ce pouvoir, sinon les gens qui la gouvernent
du bout de leur plume?
D’ailleurs, ils ont eux-mêmes leurs passions, leurs faiblesses et leur tempérament.
Les uns sont des esprits chagrins qui n’aiment rien, d’autres des optimistes aimables
qui, n’aimant pas grand’chose, adoptent tout, et dont la main sans'grande ardeur ne
distribue que des blâmes sans portée ou des caresses un peu froides. D’autres ne font
pas autre chose que reproduire en langue écrite l'expression des sentiments recueillis
dans le pêle-mêle obscur de ce qu’on est convenu d’appeler le public inexpérimenté du
dimanche. Au reste, ce sont des gens de lettres, ayant à peine un pied dans les ateliers,
ne connaissant des secrets du travail que ce qu’on aperçoit par le trou des serrures.
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cité, vous devenez son esclave; le succès par le temps qui court n’est au fond qu’une
servitude. Soyez vous, qui vous comprendra? Soyez tout le monde, la foule vous
adopte, le parti des raffinés vous abandonne. On nous demande de grandes œuvres,
et c’est peine perdue que d’en entreprendre, parce que rien ne les inspire plus, que
personne n’y croit, ni nous ni les autres; et c’est une formule de vaine condoléance
par laquelle on est convenu de porter le deuil des grandes et nobles habitudes de
peindre. La grande peinture est morte. C’est chose entendue. Quand il en revient,
voyez plutôt l’effet funèbre qu’elle produit sur la jovialité des vivants.
Ceux qui font les délicats ne sont que blasés. Ce n’est pas la banalité qui déplaît,
c’est tout ce qui porte un sceau trop vif; ce n’est pas du mieux qu’on voudrait, c’est
de l'extraordinaire. Et l’extraordinaire est le fait des hallucinés; les peintres ne sont
pas des mangeurs d’opium. Quant aux moyens libres de nous produire, nous n’en
aurons jamais assez, parce qu’en pareille matière la liberté absolue n’est que le droit.
Nous envoyons de sept à huit mille tableaux chaque année à l’entrée d’un palais qui
n’a pas été disposé pour nous, mais qu’on nous prête. On en reçoit trois mille au plus.
Ce vaste triage est fait par un tribunal que nous ne connaissons pas, que nous n’avons
pas nommé, qui n’est plus de notre âge ; qui a oublié de la jeunesse ses ambitions,
ses ignorances, ses intempérances, ses mœurs, ses misères; qui règle le goût sans
comprendre que le goût peut changer, et qui chicane l’avenir en oubliant qu’il parle au
nom du passé. On nous parque arbitrairement dans des lieux fort laids; le jour est
mauvais, l’espace trop ménagé, l’encombrement odieux. Les mauvaises œuvres
déteignent sur les bonnes, au point que le niveau s’abaisse et qu’une sorte d’égalité
médiocre donne de cette confuse agglomération de peinture des idées à vous dégoûter
d’en faire. Les talents trop sensibles hésitent à se fourvoyer dans ce milieu impitoyable,
qui semble déshabiller la pointure et ne mettre à nu que ses vilenies. Les gens qui se
respectent s’en éloignent. Les exclus boudent et se demandent s’il n’y aurait pas
moyen de créer ailleurs un centre plus hospitalier pour les nouveaux venus. Nous vou-
lons des expositions libres, des associations, des groupes. Fractionnons-nous, créons
des coteries. N’admettons dans chaque groupe que les talents qui s’estiment, se com-
prennent et se donnent mutuellement raison. Réunis dans ce grand palais, qui devient
la tour de Babel, nous composons un tel chaos que le monde y voit la confusion des
langues, et c’est un malheur pour tous. — La critique au surplus nous sert mal tout
en se donnant beaucoup de peine. Comme agent de publicité, elle a du bon : comme
intermédiaire entre le public et nous, elle oublie que c’est nous qui créons et que
c’est le public qu’elle doit soumettre. Elle hésite entre les deux, représentant succes-
sivement les idées de chacun et ne servant qu’à demi les intérêts supérieurs de l’art.
Si quelqu’un a le droit d’agir sur l’opinion, de la diriger, de la ramener, de l’éclairer
quand elle s’égare, qui donc a ce droit et ce pouvoir, sinon les gens qui la gouvernent
du bout de leur plume?
D’ailleurs, ils ont eux-mêmes leurs passions, leurs faiblesses et leur tempérament.
Les uns sont des esprits chagrins qui n’aiment rien, d’autres des optimistes aimables
qui, n’aimant pas grand’chose, adoptent tout, et dont la main sans'grande ardeur ne
distribue que des blâmes sans portée ou des caresses un peu froides. D’autres ne font
pas autre chose que reproduire en langue écrite l'expression des sentiments recueillis
dans le pêle-mêle obscur de ce qu’on est convenu d’appeler le public inexpérimenté du
dimanche. Au reste, ce sont des gens de lettres, ayant à peine un pied dans les ateliers,
ne connaissant des secrets du travail que ce qu’on aperçoit par le trou des serrures.