174 GAZETTE DES BEAUX-ARTS
sitions particulières, et quand les femmes, « soutiens des musées,
des lycées et des académies », ont pleuré, c’en est fait, l’auteur est
célèbre.
Les critiques d’art, après leur visite au Salon, loin de retenir les
artistes, les encouragent à persévérer dans cette voie. C’était une
règle classique que l’assimilation d’un tableau à une tragédie, de
l’art pictural à l’art poétique. « Ut pictura poesis » est l’épigraphe
du livre de l’abbé du Bos, et c’est le mot d’ordre de l'esthétique
contemporaine. Aussi applique-t-on à l’art les préceptes littéraires.
L’invention, c’est-à-dire le don de choisir le sujet, devient la qualité
maîtresse de l’artiste : « De la poésie et de la peinture sans idées
sont deux pauvres choses », disait Diderot. Le P. Laugier renchérissait :
« L’invention est l’endroit où brille le génie du peintre... Son tableau
parfaitement bien inventé, quand même il serait médiocrement peint,
réussira beaucoup mieux que s’il était du pinceau le plus excellent
avec une invention médiocre... il faut que le peintre soit poète dans
l’invention1. » Les critiques conseillent aux peintres de s’adresser
aux littérateurs; « le public est toujours sensible au plaisir de voir le
peintre rendre les idées des poètes2 ».
Les conséquences d’une telle doctrine sont évidentes. Quand se
multiplieront les romans, quand Diderot célébrera le drame bourgeois,
les critiques applaudiront aux peintres de genre; la part donnée à
l’expression des sentiments deviendra plus grande. Comme l’artiste
ne dispose pas des mêmes moyens que le littérateur pour signifier
les agitations d’une âme, il devra recourir à des subterfuges. Les
sentiments les plus complexes n’effrayent même plus les peintres
ou plutôt les théoriciens : le P. Laugier prétend qu’une Psyché
devra montrer un mélange de crainte, de surprise, d’amour, de
désir et d’admiration. Au peintre de s’en tirer! Les tableaux
deviennent des rébus psychologiques. On y cherche souvent plus
que l’auteur n’a voulu y mettre : qu’on lise de Bachaumont les
« observations sur la Dame de charité de M. Greuze », et l’on verra
tout ce qu’il découvre dans ce tableau. Les peintres moins bien
doués que Greuze pour ce genre d’exercice appellent tout simplement
à leur aide le catalogue : Hallé, afin de nous faire mieux sentir la
bienfaisance de Trajan qui écoute la plainte d’une pauvre femme,
nous déclare qu’ « il partait alors pour une expédition très pressée ».
1. Manière de bien juger les ouvrages de peinture, 1771, p. 106-110.
2. Exposition des ouvrages de l’Académie royale, 1751, p. 9.
sitions particulières, et quand les femmes, « soutiens des musées,
des lycées et des académies », ont pleuré, c’en est fait, l’auteur est
célèbre.
Les critiques d’art, après leur visite au Salon, loin de retenir les
artistes, les encouragent à persévérer dans cette voie. C’était une
règle classique que l’assimilation d’un tableau à une tragédie, de
l’art pictural à l’art poétique. « Ut pictura poesis » est l’épigraphe
du livre de l’abbé du Bos, et c’est le mot d’ordre de l'esthétique
contemporaine. Aussi applique-t-on à l’art les préceptes littéraires.
L’invention, c’est-à-dire le don de choisir le sujet, devient la qualité
maîtresse de l’artiste : « De la poésie et de la peinture sans idées
sont deux pauvres choses », disait Diderot. Le P. Laugier renchérissait :
« L’invention est l’endroit où brille le génie du peintre... Son tableau
parfaitement bien inventé, quand même il serait médiocrement peint,
réussira beaucoup mieux que s’il était du pinceau le plus excellent
avec une invention médiocre... il faut que le peintre soit poète dans
l’invention1. » Les critiques conseillent aux peintres de s’adresser
aux littérateurs; « le public est toujours sensible au plaisir de voir le
peintre rendre les idées des poètes2 ».
Les conséquences d’une telle doctrine sont évidentes. Quand se
multiplieront les romans, quand Diderot célébrera le drame bourgeois,
les critiques applaudiront aux peintres de genre; la part donnée à
l’expression des sentiments deviendra plus grande. Comme l’artiste
ne dispose pas des mêmes moyens que le littérateur pour signifier
les agitations d’une âme, il devra recourir à des subterfuges. Les
sentiments les plus complexes n’effrayent même plus les peintres
ou plutôt les théoriciens : le P. Laugier prétend qu’une Psyché
devra montrer un mélange de crainte, de surprise, d’amour, de
désir et d’admiration. Au peintre de s’en tirer! Les tableaux
deviennent des rébus psychologiques. On y cherche souvent plus
que l’auteur n’a voulu y mettre : qu’on lise de Bachaumont les
« observations sur la Dame de charité de M. Greuze », et l’on verra
tout ce qu’il découvre dans ce tableau. Les peintres moins bien
doués que Greuze pour ce genre d’exercice appellent tout simplement
à leur aide le catalogue : Hallé, afin de nous faire mieux sentir la
bienfaisance de Trajan qui écoute la plainte d’une pauvre femme,
nous déclare qu’ « il partait alors pour une expédition très pressée ».
1. Manière de bien juger les ouvrages de peinture, 1771, p. 106-110.
2. Exposition des ouvrages de l’Académie royale, 1751, p. 9.