LE SENTIMENTALISME DANS LA PEINTURE FRANÇAISE 175
Comment savoir pourquoi la maîtresse d’Alcibiacle fait si mauvais
accueil à son amant, si Lagrenée ne nous apprenait qu elle le
méprise de n’avoir triomphé que de neuf guerriers, alors qu’il en
avait dix à combattre? Comment découvrir que la mère de famille
du De voir filial de Wille lève les bras vers le ciel« pour le remer-
cier de lui avoir donné de si bons enfants »? Bientôt une toile ne
suffira plus, et ce sera l’apparition des pendants : après les départs,
nous verrons les retours. Greuze projettera même tout un roman
pictural.
Une autre conséquence de la théorie apparaît chez les critiques
du temps : puisque le sentiment est le seul critérium de la beauté,
puisque, à la suite des Ecossais, les philosophes nous dotent non
seulement d’un sens moral, mais encore d’un sens esthétique et
qu’il devient inutile, dira le P. Laugier, de consulter la raison, il n’est
plus besoin de lumières spéciales pour juger de la valeur d'un ta-
bleau : « les meilleurs livres sur les beaux-arts ont été composés par des
auteurs indifférents1 », et Sébastien Mercier prétend que « le peuple
qui n’a aucune connaissance en peinture va par instinct au tableau
le plus frappant, le plus vrai2 ». C’est dès lors au peuple que devra
s’adresser le peintre, dont ainsi le rôle s’ennoblit; il ne devra pas
se contenter de charmer les yeux, il devra élever l’àrne, et le voilà
condamné à la peinture morale. « La peinture et la poésie doivent
être bene moratae », « il faut qu’elles aient des mœurs ».
Boucher fut toujours vicieux; ce n’est pas lui qui songe « à nous
rendre meilleurs que nous sommes », « à contribuer au bonheur de
la nation », « à célébrer, à déterminer les grandes et belles actions ».
Toutes ces phrases sont empruntées à Diderot qui s’investit du
pontificat de la nouvelle religion; mais on trouverait semblable
doctrine chez Marmontel ou chez les théoriciens allemands Sulzer ou
Hagedorn. Sait-on quels sujets proposait ce dernier? Boileau ache-
tant la bibliothèque de Patru et refusant d’en recevoir les livres :
« Patru, plein de reconnaissance, avance une main pour lui faire
prendre la clé et, de l’autre, lui montre les livres. Une parente du
savant, surprise, attendrie du procédé... etc. » ; ou c’est encore « Van
Mieris offrant de la main droite un tableau aux époux qui l’ont tiré
du canal et appuyant l’autre sur sa poitrine ». Et voici tous ces
1. Leprince, Bibliothèque pittoresque, Bibliothèque Nationale, mss. français
23352.
2. Tableau de Paris.
Comment savoir pourquoi la maîtresse d’Alcibiacle fait si mauvais
accueil à son amant, si Lagrenée ne nous apprenait qu elle le
méprise de n’avoir triomphé que de neuf guerriers, alors qu’il en
avait dix à combattre? Comment découvrir que la mère de famille
du De voir filial de Wille lève les bras vers le ciel« pour le remer-
cier de lui avoir donné de si bons enfants »? Bientôt une toile ne
suffira plus, et ce sera l’apparition des pendants : après les départs,
nous verrons les retours. Greuze projettera même tout un roman
pictural.
Une autre conséquence de la théorie apparaît chez les critiques
du temps : puisque le sentiment est le seul critérium de la beauté,
puisque, à la suite des Ecossais, les philosophes nous dotent non
seulement d’un sens moral, mais encore d’un sens esthétique et
qu’il devient inutile, dira le P. Laugier, de consulter la raison, il n’est
plus besoin de lumières spéciales pour juger de la valeur d'un ta-
bleau : « les meilleurs livres sur les beaux-arts ont été composés par des
auteurs indifférents1 », et Sébastien Mercier prétend que « le peuple
qui n’a aucune connaissance en peinture va par instinct au tableau
le plus frappant, le plus vrai2 ». C’est dès lors au peuple que devra
s’adresser le peintre, dont ainsi le rôle s’ennoblit; il ne devra pas
se contenter de charmer les yeux, il devra élever l’àrne, et le voilà
condamné à la peinture morale. « La peinture et la poésie doivent
être bene moratae », « il faut qu’elles aient des mœurs ».
Boucher fut toujours vicieux; ce n’est pas lui qui songe « à nous
rendre meilleurs que nous sommes », « à contribuer au bonheur de
la nation », « à célébrer, à déterminer les grandes et belles actions ».
Toutes ces phrases sont empruntées à Diderot qui s’investit du
pontificat de la nouvelle religion; mais on trouverait semblable
doctrine chez Marmontel ou chez les théoriciens allemands Sulzer ou
Hagedorn. Sait-on quels sujets proposait ce dernier? Boileau ache-
tant la bibliothèque de Patru et refusant d’en recevoir les livres :
« Patru, plein de reconnaissance, avance une main pour lui faire
prendre la clé et, de l’autre, lui montre les livres. Une parente du
savant, surprise, attendrie du procédé... etc. » ; ou c’est encore « Van
Mieris offrant de la main droite un tableau aux époux qui l’ont tiré
du canal et appuyant l’autre sur sa poitrine ». Et voici tous ces
1. Leprince, Bibliothèque pittoresque, Bibliothèque Nationale, mss. français
23352.
2. Tableau de Paris.