FRAGMENTS D’UN LIVRE SUR COURRET
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a fait un grand pas; le reste n’est rien en comparaison. Mille peintres
sont morts sans avoir senti la chair; mille autres mourront sans
l’avoir sentie. » (Diderot.) Le problème est encore plus compliqué
que ne le fait Diderot, qui ne tenait pas compte des reflets. Courbet
l’attaqua, d’abord avec vigueur — une vigueur qui fit crier, —puis,
avec une grâce adoucie qui finit par délecter les amateurs. Des
Baigneuses de 1853, accusées d’être épaisses et crasseuses, il monta
aux nudités élégantes de la Parisienne. Sa palette, un peu rude au
début, s’adoucit; ses ombres devinrent plus fines et plus légères. La
chair, la véritable chair, coula de son couteau flexible. Il se pas-
sionna pour ce travail, qui est un des plus beaux triomphes de la
peinture. Sans sortir de la réalité, sans jamais tomber dans la con-
vention, il fit des femmes de toutes les couleurs : rousses, blondes,
brunes; dans toutes les positions : debout, assises, couchées; sous
tous les noms : baigneuses, dormeuses, paresseuses ; dans toutes les
lumières : soleil des plages, verdure des bois, pénombre des bou-
doirs. Il suffit de citer le Réveil, la Femme au perroquet, le fameux
tableau de Khalil Bey : Paresse et Luxure, la Baigneuse rousse de
Bruxelles, qui sont les plus importantes. On est ici au point culmi-
nant de l’art. Le modelé de ces beaux seins, de ces bras, de ces poi-
trines, la fraîcheur et l’éclat de ces épidermes, ne lassent pas la
contemplation. Faites intervenir, si vous voulez, les plus grands
noms de la peinture; je ne crois pas qu’on ait jamais approché la
vie d’aussi près.
Pendant que Courbet accomplissait son œuvre de production
incessante et toujours nouvelle, la situation politique et morale de
notre pays se transformait. Tout le monde avait oublié le spectre
rouge et les Jacques imaginaires de 1852. Les vaincus de Décembre
reprenaient la parole, les morts eux-mêmes sortaient du tombeau
pour protester contre un régime exécré. L’Empire s’en allait en
ruine; la démocratie libérale montait comme une mer débordante.
En même temps une révolution s’accomplissait dans les idées artis-
tiques. L’école classique et l’école romantique, depuis longtemps
épuisées, voyaient s’éloigner leurs derniers adeptes. Au contraire,
le réalisme prenait chaque année une extension nouvelle. Un mo-
ment vint où il apparut comme le salut de l’art en détresse. Un
certain nombre de jeunes gens allèrent demander à Courbet de se
constituer en atelier sous sa direction. Le peintre d’Ornans, qui avait
fait son éducation tout seul et se disait « élève de la nature », ne
croyait pas aux maîtres et ne pouvait prétendre à former des élèves.
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a fait un grand pas; le reste n’est rien en comparaison. Mille peintres
sont morts sans avoir senti la chair; mille autres mourront sans
l’avoir sentie. » (Diderot.) Le problème est encore plus compliqué
que ne le fait Diderot, qui ne tenait pas compte des reflets. Courbet
l’attaqua, d’abord avec vigueur — une vigueur qui fit crier, —puis,
avec une grâce adoucie qui finit par délecter les amateurs. Des
Baigneuses de 1853, accusées d’être épaisses et crasseuses, il monta
aux nudités élégantes de la Parisienne. Sa palette, un peu rude au
début, s’adoucit; ses ombres devinrent plus fines et plus légères. La
chair, la véritable chair, coula de son couteau flexible. Il se pas-
sionna pour ce travail, qui est un des plus beaux triomphes de la
peinture. Sans sortir de la réalité, sans jamais tomber dans la con-
vention, il fit des femmes de toutes les couleurs : rousses, blondes,
brunes; dans toutes les positions : debout, assises, couchées; sous
tous les noms : baigneuses, dormeuses, paresseuses ; dans toutes les
lumières : soleil des plages, verdure des bois, pénombre des bou-
doirs. Il suffit de citer le Réveil, la Femme au perroquet, le fameux
tableau de Khalil Bey : Paresse et Luxure, la Baigneuse rousse de
Bruxelles, qui sont les plus importantes. On est ici au point culmi-
nant de l’art. Le modelé de ces beaux seins, de ces bras, de ces poi-
trines, la fraîcheur et l’éclat de ces épidermes, ne lassent pas la
contemplation. Faites intervenir, si vous voulez, les plus grands
noms de la peinture; je ne crois pas qu’on ait jamais approché la
vie d’aussi près.
Pendant que Courbet accomplissait son œuvre de production
incessante et toujours nouvelle, la situation politique et morale de
notre pays se transformait. Tout le monde avait oublié le spectre
rouge et les Jacques imaginaires de 1852. Les vaincus de Décembre
reprenaient la parole, les morts eux-mêmes sortaient du tombeau
pour protester contre un régime exécré. L’Empire s’en allait en
ruine; la démocratie libérale montait comme une mer débordante.
En même temps une révolution s’accomplissait dans les idées artis-
tiques. L’école classique et l’école romantique, depuis longtemps
épuisées, voyaient s’éloigner leurs derniers adeptes. Au contraire,
le réalisme prenait chaque année une extension nouvelle. Un mo-
ment vint où il apparut comme le salut de l’art en détresse. Un
certain nombre de jeunes gens allèrent demander à Courbet de se
constituer en atelier sous sa direction. Le peintre d’Ornans, qui avait
fait son éducation tout seul et se disait « élève de la nature », ne
croyait pas aux maîtres et ne pouvait prétendre à former des élèves.