LA CARICATURE.
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UN PACTE.
I.
Il y a juste aujourd’hui six ans, jour pour jour, que le fait est arrivé.
Us étaient deux amis, mais amis véritables. Nés presque à la même
heure, élevés ensemble, unis d’une tendresse augmentée par un mal-
heur commun , ils n’avaient qu’un seul cœur a deux. Ils s’aimaient
depuis le premier jour de la vie ; ils devaient s’aimer jusqu’à celui de
la mort.
Tous deux sans fortune, mais doués d’une âme ambitieuse, sup-
portaient l’existence de Paris comme un fardeau appesanti par le dé-
goût et l’envie qui sautent après un ardent cœur d’homme, quand il
n’entrevoit la fortune que pour être humilié par elle; quand il passe
des nuits longues et agonisantes à l’invoquer vainement ; et que —
pour lui — la vie semble ne devoir être qu’un cauchemar, lorsque,
pour d’autres, elle est une coupe intarissable de volupté...
C’était par une soirée fort avancée du printemps. On eût pu croire
au bonheur de la nature entière : la nuit était calme, l’air pur, le ciel
argenté.
Ét cependant les deux amis avaient quitté leur demeure, car jus-
qu’au suave espoir d’un amour de femme l'avait abandonnée. Mornes,
abattus, ils erraient en silence.
Tout-à-coup ils s’arrêtèrent.
Un terrain humide avertissait deux hommes de la présence d’un
élément que leur nature ne peut braver. — Ils étaient arrivés sur les
bords de la Seine.
Tous deux fixèrent cette masse d’eau trompeuse qui semble refléter
la séduisante image d’un repos éternel ; tandis que, plus sincères du
moins, les mers orageuses effraient et repoussent par le seul spectacle
de leur calme fougueux.
Après avoir long-temps considéré le cours de l’eau, les deux amis
se regardèrent...
— Non ! dit Ferdinand. Cette terre qui nous repousse, quittons-!à ;
mais cette vague infernale qui semble nous humer, brisons-là par
notre courage ! Qu’un dernier effort la rende pour nous un instrument
de fortune ou de destruction.... mais qu’il ne soit pas dit que deux
êtres vraiment dignes du bonheur se soient laissés abattre par le
Destin — cet invisible bourreau, qui se lasse parfois quand on veut
bien le combattre... — Partons , Édouard. La terre étrangère peut
nous être propice. Une voix secrète me dit que la Fatalité nous pour-
suit ensemble... Sacrifions-nous l’un à l’autre. Séparons-nous ! Si elle
doit frapper, elle n’en frappei’a qu’un seul... Puisse celui-là n’êtrc
pas toi !... — Adieu. Tu ne me reverras plus.
—. Arrête ! s’écria Édouard.
Et la voix déchirante ramena Ferdinand qui fuyait.
—.Ton courage fait pâlir ma faiblesse, lui dit son ami. Non, nous
ne devons point périr. Cependant qui m’aidera à supporter la vie
sans Albertine, si mon ami, si toi, m’abandonnes aussi 1!
— Est-ce que moi je ne quitte pas Juliette ! murmura Ferdinand
d’une voix sombre. Ne vois-tu pas que l’espoir de soudoyer un jour la
sensibilité de sa famille avec de l’or, est le dernier jalon auquel je me
cramponne ! Car elle m’aime Juliette ! Livide ou dorée, ma main est
celle quelle préfère. Elle me l’a dit ! —Ainsi, Édouard, que le même
motif nous soutienne. Mais, de grâce, séparons-nous. Évitons à notre
tendresse le pénible spectacle d’efforts désespérés qui peuvent nous
engloutir tous deux.
— Eh bien, dit Ferdinand, de l’air d’un homme qui sort d’un long
rêve, je suis résigné à suivre ta cruelle volonté! — Il faudra donc
nous quitter... nous, pour qui tout devait être commun ! Alors, qu’un
dernier acte d’amitié soutienne nos courages. Jurons que celui de
nous qui survivra à l’autre, héritera seul de tous les biens qu’il aurait
pu acquérir...
Un acte par devant notaire établit la volonté mutuelle des deux
amis. Leurs cœurs se léguaient l’espérance , l’acte stipula que la for-
tune du premier mort appartiendrait à celui qui présenterait en en-
tier un double anneau, dont Edouard et Ferdinand se mirent chacun
une moitié au doigt.
A huit jours de là, Ferdinand voguait vers l’Amérique.
II.
— « Oh ! mon ami, quelle belle journée se prépare ce matin. » —•
Disait une femme jeune et gracieuse, en enlaçant de ses bras amou-
reux le cou de son mari. — U y a long-temps que nous n’avons fait
dans la campagne de ces promenades solitaires que tu aimes tant.
Nous ne laisserons point échapper cette délicieuse occasion. Oh non !
je t’en prie.
Et à cette rosée d’amour, qu’un amant eût accueillie par des bai-
sers , l’époux répondit par une larme.
Une larme d homme; c’est la goutte de sang d’un cœur entrouvert.
-— Dieu ! Qu as-tu donc, mon ami ! s’écria Albertine épouvantée.
— C’est aujourd’hui le 9 juin, répondit tristement Édouard. Il y
a cinq ans que Ferdinand me quitta pour la première fois; jamais
depuis je n’ai eu cic scs nouvelles, et je commence à craindre de ne
plus le revoir.
Albertine comprit le chagrin de son mari. La tendresse d’une
amante ne pouvait rien contre pareille douleur, les caresses de
l’cnfance devaient seules la calmer : clic prit sa fille au berceau et
la déposa sur le sein de son père.
Cette journée, que la jeune femme avait espéré devoir être toute
de plaisir, cette journée fut triste comme un deuil de cœur. Elle allait
finir, et déjà le soleil descendait lentement derrière les clochers, lors-
qu’un inconnu, qui demandait à parler à Édouard, fut introduit.
C’était Ferdinand.
Sa figure était hâve, sur son front on lisait une énergie brisée, scs
vêtemens n’annonçaient point l’opulence,— mais c’était Ferdinand,
et Édouard le tenait tendrement pressé contre lui.
A ces premiers épancliemens succédèrent bientôt les rapides ques-
tions d’une amitié inquiète.
Après d’inutiles efforts, Ferdinand revenait comme il était parti.
■— Pauvre.
— Oh non, lui dit Edouard , car sans être riche , je suis heureux,
moi, et tu ne manqueras point à ton serment. Cette bague que je vois
briller à ton doigt te rappellera que tout entre nous est commun ;
embrasse-moi encore, et ne nous séparons plus.
— J’ai donc retrouvé mon ami ! s’écria Ferdinand, en proie à une
violente émotion. — Pardonne un stratagème inutile. Tu devais me
revoir riche, ou ne me revoir jamais... Eh bien, nous sommes mil-
lionnaires! Cette Fatalité qui semblait nous poursuivre, comme toi
j’ai su la vaincre. — Les résultats ont dépassé toutes nos espérances ;
enfin , cher Édouard, le même notaire qui , il y a cinq ans, légalisa
notre fraternité, vient de recevoir, il y a deux heures, la somme de
onze cent mille francs.
Un pareil discours avait toute l’apparence d’un songe. Aussi, les
physionomies de ceux qui l’écoutaient exprimèrent-elles le doute du
réveil, jusqu’à ce que de nouvelles accolades, générales cette fois,
vinssent en attester l’heureuse réalité.
— Edouard, reprit Ferdinand, j’ai de longs détails à le raconter,
tu en dois également à mon impatience ; mais un sentiment de recon-
naissance superstitieuse m’a toujours fait désirer dire et entendre ces
précieuses révélations sur ces mêmes rivages, jadis témoins de notre
désespoir.
Quelle dut être naïve et sincère la joie de ccs jeunes hommes, ne
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UN PACTE.
I.
Il y a juste aujourd’hui six ans, jour pour jour, que le fait est arrivé.
Us étaient deux amis, mais amis véritables. Nés presque à la même
heure, élevés ensemble, unis d’une tendresse augmentée par un mal-
heur commun , ils n’avaient qu’un seul cœur a deux. Ils s’aimaient
depuis le premier jour de la vie ; ils devaient s’aimer jusqu’à celui de
la mort.
Tous deux sans fortune, mais doués d’une âme ambitieuse, sup-
portaient l’existence de Paris comme un fardeau appesanti par le dé-
goût et l’envie qui sautent après un ardent cœur d’homme, quand il
n’entrevoit la fortune que pour être humilié par elle; quand il passe
des nuits longues et agonisantes à l’invoquer vainement ; et que —
pour lui — la vie semble ne devoir être qu’un cauchemar, lorsque,
pour d’autres, elle est une coupe intarissable de volupté...
C’était par une soirée fort avancée du printemps. On eût pu croire
au bonheur de la nature entière : la nuit était calme, l’air pur, le ciel
argenté.
Ét cependant les deux amis avaient quitté leur demeure, car jus-
qu’au suave espoir d’un amour de femme l'avait abandonnée. Mornes,
abattus, ils erraient en silence.
Tout-à-coup ils s’arrêtèrent.
Un terrain humide avertissait deux hommes de la présence d’un
élément que leur nature ne peut braver. — Ils étaient arrivés sur les
bords de la Seine.
Tous deux fixèrent cette masse d’eau trompeuse qui semble refléter
la séduisante image d’un repos éternel ; tandis que, plus sincères du
moins, les mers orageuses effraient et repoussent par le seul spectacle
de leur calme fougueux.
Après avoir long-temps considéré le cours de l’eau, les deux amis
se regardèrent...
— Non ! dit Ferdinand. Cette terre qui nous repousse, quittons-!à ;
mais cette vague infernale qui semble nous humer, brisons-là par
notre courage ! Qu’un dernier effort la rende pour nous un instrument
de fortune ou de destruction.... mais qu’il ne soit pas dit que deux
êtres vraiment dignes du bonheur se soient laissés abattre par le
Destin — cet invisible bourreau, qui se lasse parfois quand on veut
bien le combattre... — Partons , Édouard. La terre étrangère peut
nous être propice. Une voix secrète me dit que la Fatalité nous pour-
suit ensemble... Sacrifions-nous l’un à l’autre. Séparons-nous ! Si elle
doit frapper, elle n’en frappei’a qu’un seul... Puisse celui-là n’êtrc
pas toi !... — Adieu. Tu ne me reverras plus.
—. Arrête ! s’écria Édouard.
Et la voix déchirante ramena Ferdinand qui fuyait.
—.Ton courage fait pâlir ma faiblesse, lui dit son ami. Non, nous
ne devons point périr. Cependant qui m’aidera à supporter la vie
sans Albertine, si mon ami, si toi, m’abandonnes aussi 1!
— Est-ce que moi je ne quitte pas Juliette ! murmura Ferdinand
d’une voix sombre. Ne vois-tu pas que l’espoir de soudoyer un jour la
sensibilité de sa famille avec de l’or, est le dernier jalon auquel je me
cramponne ! Car elle m’aime Juliette ! Livide ou dorée, ma main est
celle quelle préfère. Elle me l’a dit ! —Ainsi, Édouard, que le même
motif nous soutienne. Mais, de grâce, séparons-nous. Évitons à notre
tendresse le pénible spectacle d’efforts désespérés qui peuvent nous
engloutir tous deux.
— Eh bien, dit Ferdinand, de l’air d’un homme qui sort d’un long
rêve, je suis résigné à suivre ta cruelle volonté! — Il faudra donc
nous quitter... nous, pour qui tout devait être commun ! Alors, qu’un
dernier acte d’amitié soutienne nos courages. Jurons que celui de
nous qui survivra à l’autre, héritera seul de tous les biens qu’il aurait
pu acquérir...
Un acte par devant notaire établit la volonté mutuelle des deux
amis. Leurs cœurs se léguaient l’espérance , l’acte stipula que la for-
tune du premier mort appartiendrait à celui qui présenterait en en-
tier un double anneau, dont Edouard et Ferdinand se mirent chacun
une moitié au doigt.
A huit jours de là, Ferdinand voguait vers l’Amérique.
II.
— « Oh ! mon ami, quelle belle journée se prépare ce matin. » —•
Disait une femme jeune et gracieuse, en enlaçant de ses bras amou-
reux le cou de son mari. — U y a long-temps que nous n’avons fait
dans la campagne de ces promenades solitaires que tu aimes tant.
Nous ne laisserons point échapper cette délicieuse occasion. Oh non !
je t’en prie.
Et à cette rosée d’amour, qu’un amant eût accueillie par des bai-
sers , l’époux répondit par une larme.
Une larme d homme; c’est la goutte de sang d’un cœur entrouvert.
-— Dieu ! Qu as-tu donc, mon ami ! s’écria Albertine épouvantée.
— C’est aujourd’hui le 9 juin, répondit tristement Édouard. Il y
a cinq ans que Ferdinand me quitta pour la première fois; jamais
depuis je n’ai eu cic scs nouvelles, et je commence à craindre de ne
plus le revoir.
Albertine comprit le chagrin de son mari. La tendresse d’une
amante ne pouvait rien contre pareille douleur, les caresses de
l’cnfance devaient seules la calmer : clic prit sa fille au berceau et
la déposa sur le sein de son père.
Cette journée, que la jeune femme avait espéré devoir être toute
de plaisir, cette journée fut triste comme un deuil de cœur. Elle allait
finir, et déjà le soleil descendait lentement derrière les clochers, lors-
qu’un inconnu, qui demandait à parler à Édouard, fut introduit.
C’était Ferdinand.
Sa figure était hâve, sur son front on lisait une énergie brisée, scs
vêtemens n’annonçaient point l’opulence,— mais c’était Ferdinand,
et Édouard le tenait tendrement pressé contre lui.
A ces premiers épancliemens succédèrent bientôt les rapides ques-
tions d’une amitié inquiète.
Après d’inutiles efforts, Ferdinand revenait comme il était parti.
■— Pauvre.
— Oh non, lui dit Edouard , car sans être riche , je suis heureux,
moi, et tu ne manqueras point à ton serment. Cette bague que je vois
briller à ton doigt te rappellera que tout entre nous est commun ;
embrasse-moi encore, et ne nous séparons plus.
— J’ai donc retrouvé mon ami ! s’écria Ferdinand, en proie à une
violente émotion. — Pardonne un stratagème inutile. Tu devais me
revoir riche, ou ne me revoir jamais... Eh bien, nous sommes mil-
lionnaires! Cette Fatalité qui semblait nous poursuivre, comme toi
j’ai su la vaincre. — Les résultats ont dépassé toutes nos espérances ;
enfin , cher Édouard, le même notaire qui , il y a cinq ans, légalisa
notre fraternité, vient de recevoir, il y a deux heures, la somme de
onze cent mille francs.
Un pareil discours avait toute l’apparence d’un songe. Aussi, les
physionomies de ceux qui l’écoutaient exprimèrent-elles le doute du
réveil, jusqu’à ce que de nouvelles accolades, générales cette fois,
vinssent en attester l’heureuse réalité.
— Edouard, reprit Ferdinand, j’ai de longs détails à le raconter,
tu en dois également à mon impatience ; mais un sentiment de recon-
naissance superstitieuse m’a toujours fait désirer dire et entendre ces
précieuses révélations sur ces mêmes rivages, jadis témoins de notre
désespoir.
Quelle dut être naïve et sincère la joie de ccs jeunes hommes, ne