noirs et rouges, à peu près seuls, abandonnés à eux-mêmes, ainsi qu'un
minéral tout à coup solidifié au fond d'un creuset de pierre. Pourtant
ces tons se pénètrent, ont des accords profonds, pleins et compacts
comme les formes qu'ils accusent. Il n'est pas de puissance, en art,
qui dépasse la puissance de ces portraits, cardinaux rouges sur des
mules blanches harnachées de rouge, grands corps vêtus de verts,
de noirs, qui s'agenouillent gravement, figures de l'autorité, de la
violence, figures de la jeunesse aussi, de la fierté, de l'enthousiasme
isolés dans leur force ou éclatant çà et là dans les vastes compositions
comme des fleurs larges ouvertes à la surface d'une eau qui se balance.
Ce balancement sans fin qu'avait compris Giotto, et qui va des
frontons des temples de Grèce et de Sicile aux peintures de Raphaël
en passant par les combinaisons de lignes des décorateurs arabes,
c'est tout l'idéal méditerranéen. L'Italie le cherchait depuis Masaccio,
parce que c'est lui qui écrit à la surface de ses fresques l'intelligence
du monde, ce sens du continu que la succession des plans impose à
notre instinct mais ne suffit pas à révéler à notre esprit avide de raisons
clairement lisibles et de démonstrations rigoureuses. C'est l'arabesque,
expression rationnelle de la forme vivante que ne saurait traduire la
ligne droite, qui est la mort, que l'absolu trop métaphysique de la
ligne circulaire condamnerait à ne jamais se renouveler et se mouvoir
et dont les lignes courbes ondulantes et continues peuvent seules dire
les flux, les reflux, les élans et les chutes, les repos et les efforts, en
même temps qu'elle laisse sa personnalité et sa fonction à chacun des
éléments qu'elle unit dans une vie commune. C'est par elle que Raphaël
définit et réalisa l'idéal intellectuel et sensuel que voulut la Renais-
sance, quand l'idéal social qu'avait vécu le moyen âge eut épuisé ses
moyens. Le passage, chez lui, est aussi subtil entre les formes qu'est
subtil chez les Vénitiens ou même chez Vélasquez le passage entre les
couleurs. Il faut voir, dans l'Héliodore, l'amas des mères terrifiées,
leurs enfants entre leurs bras. Il faut voir, dans le Parnasse, l'enchaî-
nement du rythme musical, les groupes enlacés des femmes, leurs
grâces qui s'épousent, les inclinaisons l'une vers l'autre des têtes
douces, regardant par-dessus les épaules rondes d'où le bras nu coule
d'un jet. Il faut voir surtout la fresque des Sibylles ou celle de la Juris-
prudence, où les formes s'adaptent si bien aux surfaces à décorer qu'elles
semblent les faire naître de leurs volumes et de leurs directions. Il
faut voir le geste expliquer le geste, l'amener à lui répondre, les tresses,
les têtes, les bras, les épaules affirmer, en combinant sans effort les
courbes de leurs attitudes, qu'il n'y a pas dans la nature une seule
forme inerte ou vivante dont toutes les autres ne soient solidaires,
et conduire l'esprit sans un arrêt d'un bout à l'autre de la vie. Avec
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minéral tout à coup solidifié au fond d'un creuset de pierre. Pourtant
ces tons se pénètrent, ont des accords profonds, pleins et compacts
comme les formes qu'ils accusent. Il n'est pas de puissance, en art,
qui dépasse la puissance de ces portraits, cardinaux rouges sur des
mules blanches harnachées de rouge, grands corps vêtus de verts,
de noirs, qui s'agenouillent gravement, figures de l'autorité, de la
violence, figures de la jeunesse aussi, de la fierté, de l'enthousiasme
isolés dans leur force ou éclatant çà et là dans les vastes compositions
comme des fleurs larges ouvertes à la surface d'une eau qui se balance.
Ce balancement sans fin qu'avait compris Giotto, et qui va des
frontons des temples de Grèce et de Sicile aux peintures de Raphaël
en passant par les combinaisons de lignes des décorateurs arabes,
c'est tout l'idéal méditerranéen. L'Italie le cherchait depuis Masaccio,
parce que c'est lui qui écrit à la surface de ses fresques l'intelligence
du monde, ce sens du continu que la succession des plans impose à
notre instinct mais ne suffit pas à révéler à notre esprit avide de raisons
clairement lisibles et de démonstrations rigoureuses. C'est l'arabesque,
expression rationnelle de la forme vivante que ne saurait traduire la
ligne droite, qui est la mort, que l'absolu trop métaphysique de la
ligne circulaire condamnerait à ne jamais se renouveler et se mouvoir
et dont les lignes courbes ondulantes et continues peuvent seules dire
les flux, les reflux, les élans et les chutes, les repos et les efforts, en
même temps qu'elle laisse sa personnalité et sa fonction à chacun des
éléments qu'elle unit dans une vie commune. C'est par elle que Raphaël
définit et réalisa l'idéal intellectuel et sensuel que voulut la Renais-
sance, quand l'idéal social qu'avait vécu le moyen âge eut épuisé ses
moyens. Le passage, chez lui, est aussi subtil entre les formes qu'est
subtil chez les Vénitiens ou même chez Vélasquez le passage entre les
couleurs. Il faut voir, dans l'Héliodore, l'amas des mères terrifiées,
leurs enfants entre leurs bras. Il faut voir, dans le Parnasse, l'enchaî-
nement du rythme musical, les groupes enlacés des femmes, leurs
grâces qui s'épousent, les inclinaisons l'une vers l'autre des têtes
douces, regardant par-dessus les épaules rondes d'où le bras nu coule
d'un jet. Il faut voir surtout la fresque des Sibylles ou celle de la Juris-
prudence, où les formes s'adaptent si bien aux surfaces à décorer qu'elles
semblent les faire naître de leurs volumes et de leurs directions. Il
faut voir le geste expliquer le geste, l'amener à lui répondre, les tresses,
les têtes, les bras, les épaules affirmer, en combinant sans effort les
courbes de leurs attitudes, qu'il n'y a pas dans la nature une seule
forme inerte ou vivante dont toutes les autres ne soient solidaires,
et conduire l'esprit sans un arrêt d'un bout à l'autre de la vie. Avec
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