LE SALON DE I88Z1.
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des élégances morbides et des subtilités gracieuses. Le mouvement a
commencé, en Italie, "par la résurrection des formes païennes ; il a pro-
voqué, en Allemagne, l’esprit d’analyse et l’émancipation théologique ; il
a motivé, en France, une révolution philosophique, une sorte de relâ-
chement social et un grand développement des beaux-arts. Par malheur,
ce grand développement n’a pas ôté livré à nos instincts. Des artistes flo-
rentins sont venus implanter chez nous leur convention, et l’art du
moyen âge, si profondément français, a cédé le pas à un art nouveau,
beaucoup plus brillant, mais beaucoup moins humain et beaucoup moins
fécond.
Yeut-on des preuves de ce fait trop bien avéré? Philibert Delorme,
un des plus instruits et des plus ingénieux architectes du xvi° siècle, n’est
préoccupé, toute sa vie, que des anciens. Dans sa jeunesse, il a fait un
séjour à Rome pour y visiter « les excellentes anticquitez et d’icelles
prendre extraitz, mesures et proportions, pour l’illustration de l’archi-
tecture ». Désormais, tout le monde fera de même : ainsi s’introduit
l’archéologie dans l’art vivant. Au xive et au xve siècles, on conformait la
construction aux localités et l’on subordonnait le style aux convenances
du milieu; aujourd’hui, un idéal fixe, une formule, une convention s’in-
fligent à l’artiste. Même lorsqu’il s’efforce de créer librement et d’inventer
un ordre nouveau « fait de tambours superposés, dont les joints se dis-
simulent sous des moulures », Philibert Delorme a le souci de la car-
rure latine. Jean Bullant n’v échappe pas davantage; Pierre Lescot non
plus. On vante l’ampleur de leurs conceptions et le goût de leurs ordon-
nances, mais ils ont perdu l'indépendance et l’audace. Le courant du
vieil art de la nation va peu à peu s’affaiblissant. Il ne s’agit plus, en
tout, que de grec et de latin; l’antiquité, rajeunie au goût italien, est
entrée dans les arts du dessin en même temps que dans les lettres. On se
prend de passion pour les phrases sonores, pour les vers très savamment
cadencés et rimés ; la pléiade met la virtuosité poétique à la mode et
enchâsse dans ses strophes tant de mots latins et tant de mots grecs,
qu’on n’y entend goutte. En peinture, on se complaît à donner aux com-
positions une tournure emphatique et facile; les figures s’allongent, les
draperies s’envolent; la science s’affiche, les particularités disparaissent;
on ne sent plus la verve claire et jaillissante d’autrefois. L’artiste, de
libre qu’il était, se fait classique et s’alourdit de règles inutiles. Tout se
complique de tout côté. Modèle-t-on une salière? Elle est en forme
d’édicule, à deux étages, avec arcades, pilastres, volutes, etc. Le sens de
la curiosité se substitue au sens humain. Plus ombre de naïveté! La Re-
naissance n’en aurait que faire.
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des élégances morbides et des subtilités gracieuses. Le mouvement a
commencé, en Italie, "par la résurrection des formes païennes ; il a pro-
voqué, en Allemagne, l’esprit d’analyse et l’émancipation théologique ; il
a motivé, en France, une révolution philosophique, une sorte de relâ-
chement social et un grand développement des beaux-arts. Par malheur,
ce grand développement n’a pas ôté livré à nos instincts. Des artistes flo-
rentins sont venus implanter chez nous leur convention, et l’art du
moyen âge, si profondément français, a cédé le pas à un art nouveau,
beaucoup plus brillant, mais beaucoup moins humain et beaucoup moins
fécond.
Yeut-on des preuves de ce fait trop bien avéré? Philibert Delorme,
un des plus instruits et des plus ingénieux architectes du xvi° siècle, n’est
préoccupé, toute sa vie, que des anciens. Dans sa jeunesse, il a fait un
séjour à Rome pour y visiter « les excellentes anticquitez et d’icelles
prendre extraitz, mesures et proportions, pour l’illustration de l’archi-
tecture ». Désormais, tout le monde fera de même : ainsi s’introduit
l’archéologie dans l’art vivant. Au xive et au xve siècles, on conformait la
construction aux localités et l’on subordonnait le style aux convenances
du milieu; aujourd’hui, un idéal fixe, une formule, une convention s’in-
fligent à l’artiste. Même lorsqu’il s’efforce de créer librement et d’inventer
un ordre nouveau « fait de tambours superposés, dont les joints se dis-
simulent sous des moulures », Philibert Delorme a le souci de la car-
rure latine. Jean Bullant n’v échappe pas davantage; Pierre Lescot non
plus. On vante l’ampleur de leurs conceptions et le goût de leurs ordon-
nances, mais ils ont perdu l'indépendance et l’audace. Le courant du
vieil art de la nation va peu à peu s’affaiblissant. Il ne s’agit plus, en
tout, que de grec et de latin; l’antiquité, rajeunie au goût italien, est
entrée dans les arts du dessin en même temps que dans les lettres. On se
prend de passion pour les phrases sonores, pour les vers très savamment
cadencés et rimés ; la pléiade met la virtuosité poétique à la mode et
enchâsse dans ses strophes tant de mots latins et tant de mots grecs,
qu’on n’y entend goutte. En peinture, on se complaît à donner aux com-
positions une tournure emphatique et facile; les figures s’allongent, les
draperies s’envolent; la science s’affiche, les particularités disparaissent;
on ne sent plus la verve claire et jaillissante d’autrefois. L’artiste, de
libre qu’il était, se fait classique et s’alourdit de règles inutiles. Tout se
complique de tout côté. Modèle-t-on une salière? Elle est en forme
d’édicule, à deux étages, avec arcades, pilastres, volutes, etc. Le sens de
la curiosité se substitue au sens humain. Plus ombre de naïveté! La Re-
naissance n’en aurait que faire.