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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
semences qu’ils ont jetées au vent germent de par le monde, hier en
Espagne, aujourd’hui en France, et demain ailleurs. Si différents
qu’ils soient des Scherzi, les Caprices de Goya n’auraient peut-être
pas vu le jour sans les eaux-fortes de Jean-Baptiste et de Dominique,
et nos fanatiques du plein-air seraient encore à naître sans leurs
peintures et leurs fresques, ou bien ils chercheraient autre chose.
Un trait est à noter dans les figures accessoires des Scherzi, c’est
l’introduction du personnel que l’artiste apportait de Venise à
Madrid : polichinelles, gens de foire et de baraque, bohèmes et
mercantis du quai des Esclavons, nègres, Arabes, Juifs, reîtres
d’occasion; des types espagnols de paysans et paysannes, moines,
rôdeurs, gitanos, hidalgos. La remarque en a été faite, je crois, par
M. Davillier. Comment des réflecteurs aussi sensibles, aussi amou-
reux de nature que les Tiepolo auraient-ils pu résister aux impres-
sions des types locaux? Tout ce monde se meut autour des acteurs
principaux, philosophes, savants, alchimistes, sorciers et sorcières,
nécromanciens de tout acabit, au milieu de ruines antiques, de
hiboux, de serpents, de sabliers, d’ossements, de philtres, de rêves
macabres, sous ce ciel italien qui empêche la tristesse d’être triste.
En poussant l’observation de M. Davillier plus avant, on aboutit
à des conclusions qui donnent aux Scherzi une importance particu-
lière. Ce n’est pas seulement par la présence de quelques figurants
manifestement espagnols dans ses compositions fantaisistes, par la
nudité des paysages, autre note exacte de couleur locale, que se
révèle l’influence exercée sur l’artiste par son long séjour en
Espagne; c’est surtout par la sincérité, par la naïveté — si extraor-
dinaire que paraisse l’attribution de cette qualité primitive à un
Tiepolo — par la naïveté dans l’observation et la reproduction des
types de ces derniers venus dans son œuvre. Tout l’acquis du véni-
tien y pâlit, d’une certaine façon, par le rapprochement. Ses souve-
nirs d’antiquité et de mythologie, aussi fréquents que dans ses
tableaux, deviennent d’un ordre absolument secondaire et trahissent
la seule ombre de décadence qu’on puisse signaler dans ses eaux-
fortes, au point de vue de l’interprétation des formes. L’artiste
s’est comme rajeuni au contact des puissantes et savoureuses réalités
et des nouveautés ambiantes.
Ce n’est pas seulement dans la peinture, soit familière, soit histo-
rique, soit religieuse et mystique des Espagnols que se manifeste,
chez les forts, cette prédominance de leur réalisme sur les enseigne-
ments et les poncifs d’école; car rien n’est plus fréquent, dans leur
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semences qu’ils ont jetées au vent germent de par le monde, hier en
Espagne, aujourd’hui en France, et demain ailleurs. Si différents
qu’ils soient des Scherzi, les Caprices de Goya n’auraient peut-être
pas vu le jour sans les eaux-fortes de Jean-Baptiste et de Dominique,
et nos fanatiques du plein-air seraient encore à naître sans leurs
peintures et leurs fresques, ou bien ils chercheraient autre chose.
Un trait est à noter dans les figures accessoires des Scherzi, c’est
l’introduction du personnel que l’artiste apportait de Venise à
Madrid : polichinelles, gens de foire et de baraque, bohèmes et
mercantis du quai des Esclavons, nègres, Arabes, Juifs, reîtres
d’occasion; des types espagnols de paysans et paysannes, moines,
rôdeurs, gitanos, hidalgos. La remarque en a été faite, je crois, par
M. Davillier. Comment des réflecteurs aussi sensibles, aussi amou-
reux de nature que les Tiepolo auraient-ils pu résister aux impres-
sions des types locaux? Tout ce monde se meut autour des acteurs
principaux, philosophes, savants, alchimistes, sorciers et sorcières,
nécromanciens de tout acabit, au milieu de ruines antiques, de
hiboux, de serpents, de sabliers, d’ossements, de philtres, de rêves
macabres, sous ce ciel italien qui empêche la tristesse d’être triste.
En poussant l’observation de M. Davillier plus avant, on aboutit
à des conclusions qui donnent aux Scherzi une importance particu-
lière. Ce n’est pas seulement par la présence de quelques figurants
manifestement espagnols dans ses compositions fantaisistes, par la
nudité des paysages, autre note exacte de couleur locale, que se
révèle l’influence exercée sur l’artiste par son long séjour en
Espagne; c’est surtout par la sincérité, par la naïveté — si extraor-
dinaire que paraisse l’attribution de cette qualité primitive à un
Tiepolo — par la naïveté dans l’observation et la reproduction des
types de ces derniers venus dans son œuvre. Tout l’acquis du véni-
tien y pâlit, d’une certaine façon, par le rapprochement. Ses souve-
nirs d’antiquité et de mythologie, aussi fréquents que dans ses
tableaux, deviennent d’un ordre absolument secondaire et trahissent
la seule ombre de décadence qu’on puisse signaler dans ses eaux-
fortes, au point de vue de l’interprétation des formes. L’artiste
s’est comme rajeuni au contact des puissantes et savoureuses réalités
et des nouveautés ambiantes.
Ce n’est pas seulement dans la peinture, soit familière, soit histo-
rique, soit religieuse et mystique des Espagnols que se manifeste,
chez les forts, cette prédominance de leur réalisme sur les enseigne-
ments et les poncifs d’école; car rien n’est plus fréquent, dans leur