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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
créé de rien, participant ainsi, dans la plus grande mesure humaine,
au privilège de la divinité. Ce côté de sa pensée a un caractère puéril
qui s’accorde mal avec les préoccupations vraiment hautes qui le
guidaient d’ordinaire. Mais on ne peut nier cette faiblesse : tel sonnet
d’Oronte, qu’on pourrait citer à propos de Versailles — d’un duc de
Saint-Aignan ou d'un abbé Gotherel, -— avait pour le Grand Roi, flatté
dans son intime orgueil, un prix fort supérieur aux louanges même
de Boileau ou de Racine. Son principal sujet de gloire, chèrement
payé par le trésor de l’Etat, était d’avoir amené les eaux les plus
abondantes, là où la nature avait tout justement refusé d’en mettre
Le premier ambassadeur moscovite, qui voit jouer ces eaux déjà
fameuses, et qui demande à ses guides, pour témoigner son étonne-
ment, « si toutes les eaux de la mer sont à Versailles », adresse à
Louis XIV, sans le savoir, la flatterie la plus agréable. Et, si le pro-
pos est inventé par le narrateur du Mercure galant, il ne saurait être
plus ingénieusement choisi.
Je raconterai ailleurs comment les masses d’eau furent réunies
et conduites, à force d’art et de dépenses, dans les réservoirs du
parc de Versailles. Je dirai quels prodiges de science et d’habileté
durent être faits par les dévoués collaborateurs de Colbert pour
alimenter ces fontaines, dont une partie importante existe encore.
Cette gigantesque œuvre hydraulique était contestable en son prin-
cipe. Il eût mieux valu la créer en un autre endroit, où elle eût été
plus belle à moins de frais. Un peu plus tard, Charles Perrault,
d’après des pages encore inédites de ses mémoires, proposait de la
transporter dans la vallée de Savigny, où les eaux réunies de la
rivière d'Orge et de la rivière d’Etampes eussent permis de créer,
« dans une des plus belles prairies du monde, la plus belle maison
royale qu'on puisse imaginer, ornée d’une infinité de fontaines ».
Louis XIV, après avoir hésité, paraît-il, persista à rester à Versailles.
Le prince de Condé était mieux inspiré que son souverain,
à peu près vers la même époque, lorsqu’il constituait les grandes
fontaines de Chantilly, celles dont parle Bossuet, à proximité d’eaux
courantes inépuisables. Il y eut à Versailles le mérite de la difficulté
vaincue, et de la plus extrême; mais, à ne prendre que l’œuvre
réalisée et à la juger en elle-même, il est impossible de lui refuser
l’admiration.
Cette admiration serait plus grande encore si nous avions sous
les yeux, au lieu des fragments que le temps a épargnés, le jeu
complet des eaux de Versailles. L’énumération de ce qui nous
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créé de rien, participant ainsi, dans la plus grande mesure humaine,
au privilège de la divinité. Ce côté de sa pensée a un caractère puéril
qui s’accorde mal avec les préoccupations vraiment hautes qui le
guidaient d’ordinaire. Mais on ne peut nier cette faiblesse : tel sonnet
d’Oronte, qu’on pourrait citer à propos de Versailles — d’un duc de
Saint-Aignan ou d'un abbé Gotherel, -— avait pour le Grand Roi, flatté
dans son intime orgueil, un prix fort supérieur aux louanges même
de Boileau ou de Racine. Son principal sujet de gloire, chèrement
payé par le trésor de l’Etat, était d’avoir amené les eaux les plus
abondantes, là où la nature avait tout justement refusé d’en mettre
Le premier ambassadeur moscovite, qui voit jouer ces eaux déjà
fameuses, et qui demande à ses guides, pour témoigner son étonne-
ment, « si toutes les eaux de la mer sont à Versailles », adresse à
Louis XIV, sans le savoir, la flatterie la plus agréable. Et, si le pro-
pos est inventé par le narrateur du Mercure galant, il ne saurait être
plus ingénieusement choisi.
Je raconterai ailleurs comment les masses d’eau furent réunies
et conduites, à force d’art et de dépenses, dans les réservoirs du
parc de Versailles. Je dirai quels prodiges de science et d’habileté
durent être faits par les dévoués collaborateurs de Colbert pour
alimenter ces fontaines, dont une partie importante existe encore.
Cette gigantesque œuvre hydraulique était contestable en son prin-
cipe. Il eût mieux valu la créer en un autre endroit, où elle eût été
plus belle à moins de frais. Un peu plus tard, Charles Perrault,
d’après des pages encore inédites de ses mémoires, proposait de la
transporter dans la vallée de Savigny, où les eaux réunies de la
rivière d'Orge et de la rivière d’Etampes eussent permis de créer,
« dans une des plus belles prairies du monde, la plus belle maison
royale qu'on puisse imaginer, ornée d’une infinité de fontaines ».
Louis XIV, après avoir hésité, paraît-il, persista à rester à Versailles.
Le prince de Condé était mieux inspiré que son souverain,
à peu près vers la même époque, lorsqu’il constituait les grandes
fontaines de Chantilly, celles dont parle Bossuet, à proximité d’eaux
courantes inépuisables. Il y eut à Versailles le mérite de la difficulté
vaincue, et de la plus extrême; mais, à ne prendre que l’œuvre
réalisée et à la juger en elle-même, il est impossible de lui refuser
l’admiration.
Cette admiration serait plus grande encore si nous avions sous
les yeux, au lieu des fragments que le temps a épargnés, le jeu
complet des eaux de Versailles. L’énumération de ce qui nous