NOTES SUR BERNARDINO LUINI
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achevées par l’imagination du peintre renaissent et se multiplient
dans le peuple de ses figures idéales. Comme l'époque est troublée
par les pestes et par les guerres, il se réfugie où l’on peut peindre
sans être menacé ni chassé ; tout ce qui pourra déranger son métier,
son rêve, il l’écarlera par des violences s’il le faut, par le meurtre
ou par la fuite. Il aime les cloîtres, qui lui assurent le repos de
l’existence, les églises dont les murailles neuves sont un champ
libre pour tracer la pompe joyeuse des scènes imaginaires, les
moines^ chez lesquels la vie matérielle est toujours prête; et qui
obligeraient l’artiste à se servir d’eux1, s’il avait la moindre envie
de refuser leur intervention si commode. Vivre en un monastère,
avec la liberté do travailler, n’est-ce pas le mieux pour un bon
ouvrier d’art? Il a des fils, ils sont ouvriers comme lui. Seulement,
il est une chose qu’il ne peut pas leur enseigner : c’est le génie. Ils
sont célèbres d’autant plus vite, et ils sont plus heureux que lui.
Car il est un esprit subtil, et son regard le dit ; les hommes, venus
après lui, qui ne l’aiment guère, saluent cependant un poète dans
ce peintre; il fait des vers, qui se perdirent, et il raisonne. Aussi
Lomazzo, mal instruit sur l’antiquité, mais d’autant plus fier de
parler à l’antique; le place parmi « les grands peintres gymnoso-
phistcs », avec Michel-Ange, Gaudenzio Ferrari et le Bronzinoh
Vasari vante « sa courtoisie et son amour pour son métier3 ». Les
quelques mots que les historiens conservent comme venus de lui se
rapportent à son métier : « Ainsi qu’au temps de nos pères, Bernar-
dino Lovini usait dire, aussi luy, qu’un peintre sans perspective,
c’était autant comme un docteur sans grammaire4. » Sa vie, incer-
taine et troublée, au dehors, comme le temps même où il la vécut,
apparaît seulement par les dates inscrites sur ses œuvres. N’est-ce
pas assez? N’est-ce pas même, pour un artiste de génie, la vraie
manière, la plus forte et la plus fière, de survivre?
PIERRE GAUTHIEZ
1. Les moines, s’ils payaient assez mal, logeaient et nourrissaient l’artiste.
Voir les documents publiés par M. Eugène Müntz sur la condition des artistes au
xvie siècle, dans Raphaël, sa vie, son œuvre et son temps, éd. de 1886, ch. iv, p. 82-
8i, et Vasari, Vite, t. IV, p. 90-91, t. V, p. 81. En outre, ils fournissaient plus ou
moins les matériaux. Le maître payait le « garçon », le compagnon.
2. Trattato, livre VI, ch. u, p. 283 (Délia necessità délia prattica) : « Se ne leg-
gono assai (dei sonetti) degli al tri gran pittori gimnosofisti, çome furono il
Buonarroti, il Ferrari, il Lovino, e il Bernesco Bronzino. »
3. Vite, t. IV, p. 585.
4. Lomazzo, Trattato, Proemio, p. II.
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achevées par l’imagination du peintre renaissent et se multiplient
dans le peuple de ses figures idéales. Comme l'époque est troublée
par les pestes et par les guerres, il se réfugie où l’on peut peindre
sans être menacé ni chassé ; tout ce qui pourra déranger son métier,
son rêve, il l’écarlera par des violences s’il le faut, par le meurtre
ou par la fuite. Il aime les cloîtres, qui lui assurent le repos de
l’existence, les églises dont les murailles neuves sont un champ
libre pour tracer la pompe joyeuse des scènes imaginaires, les
moines^ chez lesquels la vie matérielle est toujours prête; et qui
obligeraient l’artiste à se servir d’eux1, s’il avait la moindre envie
de refuser leur intervention si commode. Vivre en un monastère,
avec la liberté do travailler, n’est-ce pas le mieux pour un bon
ouvrier d’art? Il a des fils, ils sont ouvriers comme lui. Seulement,
il est une chose qu’il ne peut pas leur enseigner : c’est le génie. Ils
sont célèbres d’autant plus vite, et ils sont plus heureux que lui.
Car il est un esprit subtil, et son regard le dit ; les hommes, venus
après lui, qui ne l’aiment guère, saluent cependant un poète dans
ce peintre; il fait des vers, qui se perdirent, et il raisonne. Aussi
Lomazzo, mal instruit sur l’antiquité, mais d’autant plus fier de
parler à l’antique; le place parmi « les grands peintres gymnoso-
phistcs », avec Michel-Ange, Gaudenzio Ferrari et le Bronzinoh
Vasari vante « sa courtoisie et son amour pour son métier3 ». Les
quelques mots que les historiens conservent comme venus de lui se
rapportent à son métier : « Ainsi qu’au temps de nos pères, Bernar-
dino Lovini usait dire, aussi luy, qu’un peintre sans perspective,
c’était autant comme un docteur sans grammaire4. » Sa vie, incer-
taine et troublée, au dehors, comme le temps même où il la vécut,
apparaît seulement par les dates inscrites sur ses œuvres. N’est-ce
pas assez? N’est-ce pas même, pour un artiste de génie, la vraie
manière, la plus forte et la plus fière, de survivre?
PIERRE GAUTHIEZ
1. Les moines, s’ils payaient assez mal, logeaient et nourrissaient l’artiste.
Voir les documents publiés par M. Eugène Müntz sur la condition des artistes au
xvie siècle, dans Raphaël, sa vie, son œuvre et son temps, éd. de 1886, ch. iv, p. 82-
8i, et Vasari, Vite, t. IV, p. 90-91, t. V, p. 81. En outre, ils fournissaient plus ou
moins les matériaux. Le maître payait le « garçon », le compagnon.
2. Trattato, livre VI, ch. u, p. 283 (Délia necessità délia prattica) : « Se ne leg-
gono assai (dei sonetti) degli al tri gran pittori gimnosofisti, çome furono il
Buonarroti, il Ferrari, il Lovino, e il Bernesco Bronzino. »
3. Vite, t. IV, p. 585.
4. Lomazzo, Trattato, Proemio, p. II.