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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
11 est si riche qu’il ne nous prêle pas ses paroles; il nous les donne
et ue les reprend plus. Vous savez, par exemple, qu’il écrivit un
livre sur la cathédrale d’Amiens. Vous en pourriez conclure que c’est
la cathédrale qu'il aimait le plus ou qu’il connaissait le mieux.
Pourtant, dans les Sept Lampes de VArchitecture, où la cathédrale
de Rouen est citée quarante fois comme exemple, celle de Bayeux
neuf fois, Amiens n’est pas cité une fois. Dans Val d’Arno, il nous
avoue que l’église qui lui a donné la plus profonde ivresse du
gothique est Saint-Urbain de Troyes. Or, ni dans les Sept Lampes,
ni dans la Bible d'Amiens, il n’est question une seule fois de Saint-
Urbain1. Pour ce qui est de l’absence de références à Amiens dans
les Sept Lampes, vous pensez peut-être qu’il n’a connu Amiens qu’à
la fin de sa vie ? Il n’en est rien. En 1859, dans une conférence faite
à Kensington, il compare longuement la Vierge dorée d'Amiens
avec les statues d’un art moins habile, mais d’un sentiment plus
profond, qui soutiennent le porche occidental de Chartres. Or, dans
la Bible d'Amiens où nous pourrions croire qu’il a réuni tout ce
qu'il avait jamais pensé sur Amiens, pas une seule fois, dans tant de
pages où il parle de la Vierge dorée, il ne fait allusion aux statues
de Chartres. Telle est la richesse infinie de son amour, de son savoir.
Habituellement, chez un écrivain, le retour à de certains exemples
préférés, sinon même la répétition de certains développements, vous
rappelle que vous avez affaire à un homme qui eut une certaine
vie, telles connaissances qui lui tiennent lieu de telles autres, une
expérience limitée dont il tire tout le prolit qu’il peut. Rien qu’en
consultant les index des différents ouvrages de Ruskin, la perpé-
tuelle nouveauté des œuvres citées, plus encore le dédain d’une
connaissance dont il s’est servi une fois et, bien souvent, son
abandon à tout jamais, donnent l’idée de quelque chose de plusqu'hm
main, ou plutôt l’impression que chaque livre est d’un homme nou-
veau, qui a un savoir différent, pas la même expérience, une autre vie.
MARCEL PROUST
{La suite prochainement.)
1. Pour être plus exact, il est question ulle fois de Saint-Urbain dans les Sept
Lampes, et d’Amiens une fois aussi (mais seulement dans la préface de la
2e édition), alors qu’il y est question d’Abbeville, d’Avranches, de Bayeux, de
Beauvais, de Bourges, de Caen, de Caudebec, de Chartres, de Coutances, de
Falaise, de Lisieux, de Paris, de Reims, de Rouen, de Saint-Lô, pour ne parler
que de la France.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
11 est si riche qu’il ne nous prêle pas ses paroles; il nous les donne
et ue les reprend plus. Vous savez, par exemple, qu’il écrivit un
livre sur la cathédrale d’Amiens. Vous en pourriez conclure que c’est
la cathédrale qu'il aimait le plus ou qu’il connaissait le mieux.
Pourtant, dans les Sept Lampes de VArchitecture, où la cathédrale
de Rouen est citée quarante fois comme exemple, celle de Bayeux
neuf fois, Amiens n’est pas cité une fois. Dans Val d’Arno, il nous
avoue que l’église qui lui a donné la plus profonde ivresse du
gothique est Saint-Urbain de Troyes. Or, ni dans les Sept Lampes,
ni dans la Bible d'Amiens, il n’est question une seule fois de Saint-
Urbain1. Pour ce qui est de l’absence de références à Amiens dans
les Sept Lampes, vous pensez peut-être qu’il n’a connu Amiens qu’à
la fin de sa vie ? Il n’en est rien. En 1859, dans une conférence faite
à Kensington, il compare longuement la Vierge dorée d'Amiens
avec les statues d’un art moins habile, mais d’un sentiment plus
profond, qui soutiennent le porche occidental de Chartres. Or, dans
la Bible d'Amiens où nous pourrions croire qu’il a réuni tout ce
qu'il avait jamais pensé sur Amiens, pas une seule fois, dans tant de
pages où il parle de la Vierge dorée, il ne fait allusion aux statues
de Chartres. Telle est la richesse infinie de son amour, de son savoir.
Habituellement, chez un écrivain, le retour à de certains exemples
préférés, sinon même la répétition de certains développements, vous
rappelle que vous avez affaire à un homme qui eut une certaine
vie, telles connaissances qui lui tiennent lieu de telles autres, une
expérience limitée dont il tire tout le prolit qu’il peut. Rien qu’en
consultant les index des différents ouvrages de Ruskin, la perpé-
tuelle nouveauté des œuvres citées, plus encore le dédain d’une
connaissance dont il s’est servi une fois et, bien souvent, son
abandon à tout jamais, donnent l’idée de quelque chose de plusqu'hm
main, ou plutôt l’impression que chaque livre est d’un homme nou-
veau, qui a un savoir différent, pas la même expérience, une autre vie.
MARCEL PROUST
{La suite prochainement.)
1. Pour être plus exact, il est question ulle fois de Saint-Urbain dans les Sept
Lampes, et d’Amiens une fois aussi (mais seulement dans la préface de la
2e édition), alors qu’il y est question d’Abbeville, d’Avranches, de Bayeux, de
Beauvais, de Bourges, de Caen, de Caudebec, de Chartres, de Coutances, de
Falaise, de Lisieux, de Paris, de Reims, de Rouen, de Saint-Lô, pour ne parler
que de la France.