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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Tout d’abord, ce fut la surprise charmante du spectacle,
imprévu et pittoresque, dTme jeune artiste s’adonnant avec sérénité
à un genre de sujets auquel la femme semble ne pouvoir être que
réfractaire d’instinct, d’éducation et de goût ; puis, la surprise
devint de l’enthousiasme quand on apprit que cette jeune artiste,
éprise de son métier jusqu’au dédain de tous les préjugés sociaux,
et courageuse à supporter les plus dures fatigues, à subir les milieux
et les contacts les plus répulsifs, s’en allait, vêtue en garçon, étudier
sur le vif ses modèles, dans les marchés aux chevaux et dans les
abattoirs, au milieu des bouchers et des maquignons. Les premiers
tableaux de Rosa Bonheur prouvaient qu’il y avait là une vocation
artistique sérieuse, irrésistible, qu’un Paul Potter était né à l’école
française.
Au Salon de 1819, le Labourage nivernais, actuellement au
musée national du Luxembourg, faisait une sensation profonde,
dans le monde des artistes et dans le public, par l’affirmation non
seulement d’une belle maîtrise de métier, d’une puissance virile de
conception et de facture, mais d’un sentiment profond de la poésie de
la nature, de la passion ardente des êtres et des choses qu’elle con-
tient. Dans une notice sur Rosa Bonheur, M. Roger-Milès conte qu'il
demanda un jour à l’artiste ce qu’elle pensait de l’âme des bêtes.
Elle répondit : « Mon père, qui fut un grand peintre, m’a fait lire
Lamennais, et Lamennais a défini tout ce que j’ai cherché. » Or,
Lamennais a écrit ces belles lignes : « Il se mêle toujours quelque
chose de nous aux choses que nous voyons. L’impression physique
que nos sens reçoivent se transforme en dedans de nous-mêmes, et
y suscite, pour ainsi parler, une image idéale en harmonie avec
nos pensées, nos sentiments, notre être intime. » Cette belle œuvre
était un pur reflet de Pâme de Rosa Bonheur.
Le Marché aux chevaux, à l’Exposition de Londres en 1853, la
Fenaison en Auvergne, à l’Exposition universelle de 1855, mon-
trèrent qu'il n'y avait point là un heureux hasard d’inspiration, et
justifièrent, par de nouveaux et éclatants succès, celui qui avait
élevé subitement au rang des vieux maîtres cette artiste de vingt-
sept ans.
Ap rès les serviteurs de la ferme, Rosa Bonheur voulut étudier
les hôtes de la forêt, puis les rois du désert et de la jungle. Ses
œuvres continuèrent d’être aussi puissantes, aussi originales, aussi
sincères ; et le public ne se lassait pas de les admirer dans les Expo-
sitions et dans les Salons auxquels, alors, elle prenait régulièrement
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Tout d’abord, ce fut la surprise charmante du spectacle,
imprévu et pittoresque, dTme jeune artiste s’adonnant avec sérénité
à un genre de sujets auquel la femme semble ne pouvoir être que
réfractaire d’instinct, d’éducation et de goût ; puis, la surprise
devint de l’enthousiasme quand on apprit que cette jeune artiste,
éprise de son métier jusqu’au dédain de tous les préjugés sociaux,
et courageuse à supporter les plus dures fatigues, à subir les milieux
et les contacts les plus répulsifs, s’en allait, vêtue en garçon, étudier
sur le vif ses modèles, dans les marchés aux chevaux et dans les
abattoirs, au milieu des bouchers et des maquignons. Les premiers
tableaux de Rosa Bonheur prouvaient qu’il y avait là une vocation
artistique sérieuse, irrésistible, qu’un Paul Potter était né à l’école
française.
Au Salon de 1819, le Labourage nivernais, actuellement au
musée national du Luxembourg, faisait une sensation profonde,
dans le monde des artistes et dans le public, par l’affirmation non
seulement d’une belle maîtrise de métier, d’une puissance virile de
conception et de facture, mais d’un sentiment profond de la poésie de
la nature, de la passion ardente des êtres et des choses qu’elle con-
tient. Dans une notice sur Rosa Bonheur, M. Roger-Milès conte qu'il
demanda un jour à l’artiste ce qu’elle pensait de l’âme des bêtes.
Elle répondit : « Mon père, qui fut un grand peintre, m’a fait lire
Lamennais, et Lamennais a défini tout ce que j’ai cherché. » Or,
Lamennais a écrit ces belles lignes : « Il se mêle toujours quelque
chose de nous aux choses que nous voyons. L’impression physique
que nos sens reçoivent se transforme en dedans de nous-mêmes, et
y suscite, pour ainsi parler, une image idéale en harmonie avec
nos pensées, nos sentiments, notre être intime. » Cette belle œuvre
était un pur reflet de Pâme de Rosa Bonheur.
Le Marché aux chevaux, à l’Exposition de Londres en 1853, la
Fenaison en Auvergne, à l’Exposition universelle de 1855, mon-
trèrent qu'il n'y avait point là un heureux hasard d’inspiration, et
justifièrent, par de nouveaux et éclatants succès, celui qui avait
élevé subitement au rang des vieux maîtres cette artiste de vingt-
sept ans.
Ap rès les serviteurs de la ferme, Rosa Bonheur voulut étudier
les hôtes de la forêt, puis les rois du désert et de la jungle. Ses
œuvres continuèrent d’être aussi puissantes, aussi originales, aussi
sincères ; et le public ne se lassait pas de les admirer dans les Expo-
sitions et dans les Salons auxquels, alors, elle prenait régulièrement