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L’ART.
la portée future de ce triomphe du fer à l’Exposition. Il y
a longtemps qu’ils le voyaient venir, quelques-uns avec
joie, la grande masse avec appréhension. L’envahissement
progressif du domaine de l’architecture stationnaire par la
métallurgie grandissante n’échappait ni aux uns ni aux
autres ; mais tandis que le petit nombre avisait en temps
utile aux moyens de faire de la métallurgie leur alliée, les
bonzes de l’école académique, se drapant avec dignité
dans leur manteau de pourpre, toisaient avec mépris la
nouvelle venue et la repoussaient comme une gueuse.
Semblables à ces derniers empereurs de Rome qui trem-
blaient sous la menace des Barbares sans chercher aucun
moyen de prévenir leurs invasions, ces infortunés ont vu
l’ennemi s’introduire peu à peu sur leurs terres, au point
qu’aujourd’hui la répudiée de naguère, devenue toute-
puissante, menace de tout confisquer. Quelle amertume
pour eux, de voir le fer, ce vil métal, ce roturier, ce par-
venu, s’installer à la place d’honneur jusqu’ici réservée au
marbre ! Au Champ de Mars, le maire du palais a usurpé
le pouvoir du souverain.
Si vives et si générales ont été à ce spectacle les
appréhensions des anciens pensionnaires de la villa
Médicis que l’Art s’en est fait un instant l’écho1 et que des
journaux, étrangers en d’autres temps aux choses de l’art,
sont sortis tout à coup de leur traditionnelle indifférence
pour interviewer à ce sujet des artistes et des métaphysi-
ciens. Et comme la comparaison s’est établie dans des con-
ditions inégales, les conclusions ont été plutôt défavo-
rables. On n’a pas remarqué qu’il y a injustice à comparer
les tâtonnements encore peu nombreux d’une forme nou-
velle qui cherche sa manifestation parfaite et les nombreux
chefs-d’œuvre accomplis dans une forme ancienne qui a
eu le temps de parvenir à son entier développement. Ce
n’est pas du premier coup que la plate-bande, l’arcade et
l’ogive ont inspiré le Parthénon, le Colisée et la cathé-
drale de Reims.
C’est pourquoi nous protestons contre ces conclusions
hâtives et irréfléchies, qui sont-—■ nous allons le prouver-—
tout le contraire de celles qu’autorise l’histoire de l’archi-
tecture.
Cette histoire, il serait superflu de la résumer ici,
puisque tous les lecteurs de l’Art la connaissent. Tous
savent, comme nous, mieux que nous peut-être, que l’ar-
chitecture n’est point un produit du hasard ou de la fan-
taisie, que toujours et partout elle est la résultante du
degré de civilisation d’une époque, l’expression, sous une
forme plus durable que les autres, des besoins, des
croyances, des aspirations de telle partie du genre humain
à tel moment déterminé.
C’est ce qui a fait dire avec raison que les monuments
sont l’écriture des peuples et que l’histoire de l’architec-
ture est un raccourci de l’histoire universelle. Pas un
milieu social qui n’ait son architecture à lui, son style
particulier approprié à son climat, aux matériaux que l’on
y trouve, au caractère de la race, aux tendances du
moment, et qui permet de reconnaître ses constructions
au premier coup d’œil. Ne voyons-nous pas les historiens
demander à l’étude des édifices ou des ruines des témoi-
gnages plus impartiaux, plus dignes de confiance que
ceux des chroniqueurs : quelques débris, quelques élé-
ments de construction, et les voilà renseignés sur l’état
social et les ressources matérielles des temps dont ils s’oc-
cupent.
Dans les arts dont les moyens d’exécution sont rapides,
les changements de style peuvent être l’effet de la mode,
de la fantaisie individuelle, voire même du caprice du
moment. C’est ce qui arrive parfois pour la peinture,
i. Voir l’Art, i5' année, tome I*r, page 164.
pour la musique, pour les lettres. Rien de pareil en archi-
tecture. Là, pas de vogue, pas d’engouement momentané;
la lenteur des moyens d’exécution met l’art à l’abri des
influences fugitives. Chaque style étant plus particulière-
ment apte à produire telle ou telle impression, aussi long-
temps que les générations qui se succèdent recherchent
des impressions identiques, elles se contentent du même
style; mais qu’une génération arrive dont la tournure
d’esprit diffère de celle de ses devancières et l’architecture
s’en ressentira. Les impressions recherchées n’étant plus
les mêmes, on abandonnera, pour un autre, le style qui
produit les impressions que l’on ne recherche plus. La
concordance entre les transformations de l’architecture et
les changements de l’état social est constante, et toujours
la hardiesse des premières est proportionnelle à l’impor-
tance des seconds. C’est une loi générale, parfaitement
établie, et que personne, parmi ceux qui connaissent l’his-
toire de l’art, n’oserait aujourd’hui contester.
Cela étant, comment une société comme la nôtre, si
neuve, si originale, qui contraste si radicalement et sur
tant de points avec ses devancières, qui éprouve des
besoins si opposés aux leurs et fait si peu de cas de leurs
croyances et de leurs traditions, comment cette société
pourrait-elle faire exception à la loi et se trouver, toute
seule dans l’histoire du genre humain, ne pas avoir une
architecture à elle ?
C’est pourtant ce que prétendent certains esprits sys-
tématiques, à qui l'enthousiasme exagéré du passé enlève
tout moyen d’apprécier avec justesse la valeur du présent.
Si vif est leur amour pour l’Antiquité et la Renaissance
qu’ils n’ont qu'un rêve, qu’un désir: voir revivre ces temps
fortunés. Ils paraissent ne pas même soupçonner que la
civilisation est emportée vers des destinées nouvelles, que
l’on peut voir avec une extrême appréhension ou une
immense joie, mais qui, à coup sûr, ne nous rapproche-
ront ni de l’état social de la Renaissance, ni encore moins
de celui de l’Antiquité. Déjà, au point où elle est arrivée
de son évolution, notre civilisation contemporaine n’a
plus, avec ces deux grandes époques de l’histoire, que de
rares et lointains rapports qui chaque jour vont diminuant.
Nous n’avons pas à rechercher ici si notre état social
actuel est meilleur ou pire que ceux qui nous ont précédés;
il suffit, pour établir le bien fondé de nos prévisions artis-
tiques, qu’il soit différent, qu’il ait un caractère à lui, neuf
et original. Or, ce mérite-là, à défaut d’autres, il nous
paraît difficile de le lui contester.
Insistons sur ce point, car toute la question en dépend,
et voyons si, oui ou non, les différences sont nombreuses
et fondamentales ; si elles portent sur les apparences des
choses ou sur les principes essentiels, et, par conséquent,
si elles sont durables ou momentanées.
La démonstration est facilitée par l’évidence des faits.
Pensées, mœurs, aspirations, ressources matérielles et
intellectuelles, tout, — cela est incontestable, — a été
depuis un demi-siècle modifié, changé ou renouvelé. A la
fois économique, politique, philosophique, cette transfor-
mation s’est étendue à tout; elle a tout embrassé. Pas une
seule idée de nos pères qui soit restée intacte. Pas une
branche de l’activité humaine qui ressemble aujourd’hui à
ce qu'elle était naguère. Deux immenses opérations, qui
s’étendent à tout ce qui est humain, se poursuivent simul-
tanément : l’une de démolition, l’autre d’édification, et,
sous leur double action, rien ne demeure tel quel. L’in-
dépendance de la pensée, l’audace scientifique et l’activité
industrielle et commerciale empiètent chaque jour davan-
tage sur le domaine jadis réservé à la foi religieuse, à
l’influence de la tradition, au respect des souvenirs, et de
ce conflit d’idées inconciliables résulte une transformation
L’ART.
la portée future de ce triomphe du fer à l’Exposition. Il y
a longtemps qu’ils le voyaient venir, quelques-uns avec
joie, la grande masse avec appréhension. L’envahissement
progressif du domaine de l’architecture stationnaire par la
métallurgie grandissante n’échappait ni aux uns ni aux
autres ; mais tandis que le petit nombre avisait en temps
utile aux moyens de faire de la métallurgie leur alliée, les
bonzes de l’école académique, se drapant avec dignité
dans leur manteau de pourpre, toisaient avec mépris la
nouvelle venue et la repoussaient comme une gueuse.
Semblables à ces derniers empereurs de Rome qui trem-
blaient sous la menace des Barbares sans chercher aucun
moyen de prévenir leurs invasions, ces infortunés ont vu
l’ennemi s’introduire peu à peu sur leurs terres, au point
qu’aujourd’hui la répudiée de naguère, devenue toute-
puissante, menace de tout confisquer. Quelle amertume
pour eux, de voir le fer, ce vil métal, ce roturier, ce par-
venu, s’installer à la place d’honneur jusqu’ici réservée au
marbre ! Au Champ de Mars, le maire du palais a usurpé
le pouvoir du souverain.
Si vives et si générales ont été à ce spectacle les
appréhensions des anciens pensionnaires de la villa
Médicis que l’Art s’en est fait un instant l’écho1 et que des
journaux, étrangers en d’autres temps aux choses de l’art,
sont sortis tout à coup de leur traditionnelle indifférence
pour interviewer à ce sujet des artistes et des métaphysi-
ciens. Et comme la comparaison s’est établie dans des con-
ditions inégales, les conclusions ont été plutôt défavo-
rables. On n’a pas remarqué qu’il y a injustice à comparer
les tâtonnements encore peu nombreux d’une forme nou-
velle qui cherche sa manifestation parfaite et les nombreux
chefs-d’œuvre accomplis dans une forme ancienne qui a
eu le temps de parvenir à son entier développement. Ce
n’est pas du premier coup que la plate-bande, l’arcade et
l’ogive ont inspiré le Parthénon, le Colisée et la cathé-
drale de Reims.
C’est pourquoi nous protestons contre ces conclusions
hâtives et irréfléchies, qui sont-—■ nous allons le prouver-—
tout le contraire de celles qu’autorise l’histoire de l’archi-
tecture.
Cette histoire, il serait superflu de la résumer ici,
puisque tous les lecteurs de l’Art la connaissent. Tous
savent, comme nous, mieux que nous peut-être, que l’ar-
chitecture n’est point un produit du hasard ou de la fan-
taisie, que toujours et partout elle est la résultante du
degré de civilisation d’une époque, l’expression, sous une
forme plus durable que les autres, des besoins, des
croyances, des aspirations de telle partie du genre humain
à tel moment déterminé.
C’est ce qui a fait dire avec raison que les monuments
sont l’écriture des peuples et que l’histoire de l’architec-
ture est un raccourci de l’histoire universelle. Pas un
milieu social qui n’ait son architecture à lui, son style
particulier approprié à son climat, aux matériaux que l’on
y trouve, au caractère de la race, aux tendances du
moment, et qui permet de reconnaître ses constructions
au premier coup d’œil. Ne voyons-nous pas les historiens
demander à l’étude des édifices ou des ruines des témoi-
gnages plus impartiaux, plus dignes de confiance que
ceux des chroniqueurs : quelques débris, quelques élé-
ments de construction, et les voilà renseignés sur l’état
social et les ressources matérielles des temps dont ils s’oc-
cupent.
Dans les arts dont les moyens d’exécution sont rapides,
les changements de style peuvent être l’effet de la mode,
de la fantaisie individuelle, voire même du caprice du
moment. C’est ce qui arrive parfois pour la peinture,
i. Voir l’Art, i5' année, tome I*r, page 164.
pour la musique, pour les lettres. Rien de pareil en archi-
tecture. Là, pas de vogue, pas d’engouement momentané;
la lenteur des moyens d’exécution met l’art à l’abri des
influences fugitives. Chaque style étant plus particulière-
ment apte à produire telle ou telle impression, aussi long-
temps que les générations qui se succèdent recherchent
des impressions identiques, elles se contentent du même
style; mais qu’une génération arrive dont la tournure
d’esprit diffère de celle de ses devancières et l’architecture
s’en ressentira. Les impressions recherchées n’étant plus
les mêmes, on abandonnera, pour un autre, le style qui
produit les impressions que l’on ne recherche plus. La
concordance entre les transformations de l’architecture et
les changements de l’état social est constante, et toujours
la hardiesse des premières est proportionnelle à l’impor-
tance des seconds. C’est une loi générale, parfaitement
établie, et que personne, parmi ceux qui connaissent l’his-
toire de l’art, n’oserait aujourd’hui contester.
Cela étant, comment une société comme la nôtre, si
neuve, si originale, qui contraste si radicalement et sur
tant de points avec ses devancières, qui éprouve des
besoins si opposés aux leurs et fait si peu de cas de leurs
croyances et de leurs traditions, comment cette société
pourrait-elle faire exception à la loi et se trouver, toute
seule dans l’histoire du genre humain, ne pas avoir une
architecture à elle ?
C’est pourtant ce que prétendent certains esprits sys-
tématiques, à qui l'enthousiasme exagéré du passé enlève
tout moyen d’apprécier avec justesse la valeur du présent.
Si vif est leur amour pour l’Antiquité et la Renaissance
qu’ils n’ont qu'un rêve, qu’un désir: voir revivre ces temps
fortunés. Ils paraissent ne pas même soupçonner que la
civilisation est emportée vers des destinées nouvelles, que
l’on peut voir avec une extrême appréhension ou une
immense joie, mais qui, à coup sûr, ne nous rapproche-
ront ni de l’état social de la Renaissance, ni encore moins
de celui de l’Antiquité. Déjà, au point où elle est arrivée
de son évolution, notre civilisation contemporaine n’a
plus, avec ces deux grandes époques de l’histoire, que de
rares et lointains rapports qui chaque jour vont diminuant.
Nous n’avons pas à rechercher ici si notre état social
actuel est meilleur ou pire que ceux qui nous ont précédés;
il suffit, pour établir le bien fondé de nos prévisions artis-
tiques, qu’il soit différent, qu’il ait un caractère à lui, neuf
et original. Or, ce mérite-là, à défaut d’autres, il nous
paraît difficile de le lui contester.
Insistons sur ce point, car toute la question en dépend,
et voyons si, oui ou non, les différences sont nombreuses
et fondamentales ; si elles portent sur les apparences des
choses ou sur les principes essentiels, et, par conséquent,
si elles sont durables ou momentanées.
La démonstration est facilitée par l’évidence des faits.
Pensées, mœurs, aspirations, ressources matérielles et
intellectuelles, tout, — cela est incontestable, — a été
depuis un demi-siècle modifié, changé ou renouvelé. A la
fois économique, politique, philosophique, cette transfor-
mation s’est étendue à tout; elle a tout embrassé. Pas une
seule idée de nos pères qui soit restée intacte. Pas une
branche de l’activité humaine qui ressemble aujourd’hui à
ce qu'elle était naguère. Deux immenses opérations, qui
s’étendent à tout ce qui est humain, se poursuivent simul-
tanément : l’une de démolition, l’autre d’édification, et,
sous leur double action, rien ne demeure tel quel. L’in-
dépendance de la pensée, l’audace scientifique et l’activité
industrielle et commerciale empiètent chaque jour davan-
tage sur le domaine jadis réservé à la foi religieuse, à
l’influence de la tradition, au respect des souvenirs, et de
ce conflit d’idées inconciliables résulte une transformation