EXPOSITION UNIVERSELLE UE 18S9
LA CRISE DE L’ARCHITECTURE ET L'AVÈNEMENT DU FER
On a déjà beaucoup écrit sur l’Exposition Universelle
et il reste encore beaucoup à dire, car les opinions qui se
sont fait jour à ce sujet manquent un peu d’originalité.
A part quelques études sur des points particuliers dues à
des collaborateurs spéciaux, la presse n’a guère fait jus-
qu’ici que répéter, sous une forme nouvelle, les réflexions
inspirées par l’Exposition de 1878. Elle nous parle du
relèvement de la France ; de son intelligence, de sa
richesse et de son activité ; du prestige sans égal que
Paris continue à exercer au dehors ; de l’influence récon-
fortante de ce triomphe de l’intelligence sur la matière, et
de vingt autres choses non moins justes, mais qui ont le
tort de ne rien nous apprendre. Quelques journaux, plus
hardis que les autres, vont plus loin et déclarent que la
splendeur matérielle et l’éclatant succès de l’Exposition
lui assurent une place dans l’histoire. D’autres enfin, ren-
chérissant encore, affirment que rien de pareil ne se
reverra.
Cette dernière opinion paraît bien hasardée.
Assurément l’immensité de l’espace occupé par les
constructions du Champ de Mars et de l’Esplanade des
Invalides, le nombre, la variété et la richesse des mer-
veilles d’art et d’industrie qui y sont réunies, enfin l’im-
portance de quelques-unes des conquêtes scientifiques qui
s’y montrent publiquement pour la première fois, consti-
tuent un ensemble unique au monde, sans précédent en
aucun temps et en aucun pays. C’est plus qu’il n’en faut
pour enflammer l’imagination des contemporains, mais
est-on sûr que c’en soit assez pour s’imposer à l’attention de
la postérité ? L’avenir, selon toute vraisemblance, ne jugera
aucune chose à la même mesure que nous. Le progrès
matériel de l’humanité marche à grands pas et sans arrêt ;
chaque année, chaque mois, chaque jour en étend le
domaine ; la richesse d’aujourd’hui sera dépassée demain ;
les conquêtes les plus récentes de la science ne tarderont
pas à paraître anciennes et ce qui nous émerveille à si
juste titre semblera tout simple à nos arrière-neveux.
Aussi y a-t-il de l’imprudence à prédire que rien de
pareil à l’Exposition d’aujourd’hui ne se reverra.
Bien plus raisonnable est l’opinion qui attribue à cette
grande entreprise une place dans l’histoire. D’excellentes
raisons autorisent cette espérance que, pour notre compte,
nous partageons. L’Exposition de 1889 fera date, mais —
entendons-nous bien — ce n’est point sa splendeur maté-
rielle et son éclatant succès qui lui vaudront cet honneur:
elle y a des titres bien autrement sérieux. Elle a le mérite
en effet — et c’est plus qu’il n’en faut pour, s’imposer à
l’attention de la postérité — elle a le mérite d’avoir
permis, d’avoir même suscité l’affirmation définitive et la
consécration par le succès d’une forme nouvelle de l’art :
une architecture de fer, qui en est encore à des tâtonne-
ments et qui cherche ses lois, mais qui a cela pour elle
d’être bien de notre temps et de notre pays.
Ce n’est point chose banale que l’avènement d’une
forme nouvelle de l’architecture, et comme l’emploi du
fer exige de tout autres conditions de construction que
l’emploi du bois ou de la pierre, on est en droit de se
croire à l’aurore d’un art nouveau : cette évolution de l’ar-
chitecture est susceptible d’effets au moins aussi grands
que ceux qui ont résulté en d’autres temps du passage de
la plate-bande à l’arcade, puis de l’arcade à l’ogive.
Le public, toujours mal renseigné en fait d’art, ne
soupçonne pas la portée de l’événement. Il considère avec
curiosité ou enthousiasme la tour Eiffel, s’émerveille des
proportions gigantesques de la galerie des machines, et
prend plaisir à voir scintiller au soleil ces faïences émail-
lées, ces campaniles aux couleurs vives, ce s dômes qui ne
sont ni en pierre comme celui du Panthéon, ni en plomb
lamé d’or comme celui des Invalides. Il éprouve un vif plai-
sir au spectacle de toutes ces choses nouvelles, originales,
gaies à l’œil, qui le transportent bien loin de son existence
monotone et forcément terne. Mais ses réflexions ne vont
pas plus loin. La nouveauté des matériaux et leur heureux
emploi, sans lui échapper tout à fait, le frappent peu. Il se
préoccupe bien plus du tour de force accompli, de la dif-
ficulté vaincue, de l’audace des conceptions. Il vit dans
cette erreur que cette architecture des Mille et une Nuits
est toute de circonstance ; que, parfaitement à sa place ici,
elle n’a pas de rôle à jouer ailleurs, et que ces bâtiments,
sortis de terre pour l’Exposition, ne laisseront aucune
trace après elle. Aussi se soucie-t-il fort peu des problèmes
d’esthétique que soulèvent ces fantaisies et ces audaces
architecturales. On l’étonnerait fort en lui disant qu’il y a
là des éléments de rénovation pour l’art, aussi bien pour
celui de l’architecte que pour les arts de décoration.
Les architectes, eux, comprennent mieux que le public
LA CRISE DE L’ARCHITECTURE ET L'AVÈNEMENT DU FER
On a déjà beaucoup écrit sur l’Exposition Universelle
et il reste encore beaucoup à dire, car les opinions qui se
sont fait jour à ce sujet manquent un peu d’originalité.
A part quelques études sur des points particuliers dues à
des collaborateurs spéciaux, la presse n’a guère fait jus-
qu’ici que répéter, sous une forme nouvelle, les réflexions
inspirées par l’Exposition de 1878. Elle nous parle du
relèvement de la France ; de son intelligence, de sa
richesse et de son activité ; du prestige sans égal que
Paris continue à exercer au dehors ; de l’influence récon-
fortante de ce triomphe de l’intelligence sur la matière, et
de vingt autres choses non moins justes, mais qui ont le
tort de ne rien nous apprendre. Quelques journaux, plus
hardis que les autres, vont plus loin et déclarent que la
splendeur matérielle et l’éclatant succès de l’Exposition
lui assurent une place dans l’histoire. D’autres enfin, ren-
chérissant encore, affirment que rien de pareil ne se
reverra.
Cette dernière opinion paraît bien hasardée.
Assurément l’immensité de l’espace occupé par les
constructions du Champ de Mars et de l’Esplanade des
Invalides, le nombre, la variété et la richesse des mer-
veilles d’art et d’industrie qui y sont réunies, enfin l’im-
portance de quelques-unes des conquêtes scientifiques qui
s’y montrent publiquement pour la première fois, consti-
tuent un ensemble unique au monde, sans précédent en
aucun temps et en aucun pays. C’est plus qu’il n’en faut
pour enflammer l’imagination des contemporains, mais
est-on sûr que c’en soit assez pour s’imposer à l’attention de
la postérité ? L’avenir, selon toute vraisemblance, ne jugera
aucune chose à la même mesure que nous. Le progrès
matériel de l’humanité marche à grands pas et sans arrêt ;
chaque année, chaque mois, chaque jour en étend le
domaine ; la richesse d’aujourd’hui sera dépassée demain ;
les conquêtes les plus récentes de la science ne tarderont
pas à paraître anciennes et ce qui nous émerveille à si
juste titre semblera tout simple à nos arrière-neveux.
Aussi y a-t-il de l’imprudence à prédire que rien de
pareil à l’Exposition d’aujourd’hui ne se reverra.
Bien plus raisonnable est l’opinion qui attribue à cette
grande entreprise une place dans l’histoire. D’excellentes
raisons autorisent cette espérance que, pour notre compte,
nous partageons. L’Exposition de 1889 fera date, mais —
entendons-nous bien — ce n’est point sa splendeur maté-
rielle et son éclatant succès qui lui vaudront cet honneur:
elle y a des titres bien autrement sérieux. Elle a le mérite
en effet — et c’est plus qu’il n’en faut pour, s’imposer à
l’attention de la postérité — elle a le mérite d’avoir
permis, d’avoir même suscité l’affirmation définitive et la
consécration par le succès d’une forme nouvelle de l’art :
une architecture de fer, qui en est encore à des tâtonne-
ments et qui cherche ses lois, mais qui a cela pour elle
d’être bien de notre temps et de notre pays.
Ce n’est point chose banale que l’avènement d’une
forme nouvelle de l’architecture, et comme l’emploi du
fer exige de tout autres conditions de construction que
l’emploi du bois ou de la pierre, on est en droit de se
croire à l’aurore d’un art nouveau : cette évolution de l’ar-
chitecture est susceptible d’effets au moins aussi grands
que ceux qui ont résulté en d’autres temps du passage de
la plate-bande à l’arcade, puis de l’arcade à l’ogive.
Le public, toujours mal renseigné en fait d’art, ne
soupçonne pas la portée de l’événement. Il considère avec
curiosité ou enthousiasme la tour Eiffel, s’émerveille des
proportions gigantesques de la galerie des machines, et
prend plaisir à voir scintiller au soleil ces faïences émail-
lées, ces campaniles aux couleurs vives, ce s dômes qui ne
sont ni en pierre comme celui du Panthéon, ni en plomb
lamé d’or comme celui des Invalides. Il éprouve un vif plai-
sir au spectacle de toutes ces choses nouvelles, originales,
gaies à l’œil, qui le transportent bien loin de son existence
monotone et forcément terne. Mais ses réflexions ne vont
pas plus loin. La nouveauté des matériaux et leur heureux
emploi, sans lui échapper tout à fait, le frappent peu. Il se
préoccupe bien plus du tour de force accompli, de la dif-
ficulté vaincue, de l’audace des conceptions. Il vit dans
cette erreur que cette architecture des Mille et une Nuits
est toute de circonstance ; que, parfaitement à sa place ici,
elle n’a pas de rôle à jouer ailleurs, et que ces bâtiments,
sortis de terre pour l’Exposition, ne laisseront aucune
trace après elle. Aussi se soucie-t-il fort peu des problèmes
d’esthétique que soulèvent ces fantaisies et ces audaces
architecturales. On l’étonnerait fort en lui disant qu’il y a
là des éléments de rénovation pour l’art, aussi bien pour
celui de l’architecte que pour les arts de décoration.
Les architectes, eux, comprennent mieux que le public