NOTES ET CROQUIS SUR LA MUSIQUE.
sommet d’une vague pour retomber ensuite dans l’oubli,
dans la misère .J
La scène, encore vide, est fermée par un décor de salon
très riche quoique fané ; de grands candélabres en bois
doré, à lampes incandescentes, envoient un flot de lumière
sur l’armée de pupitres, de chaises, sur les douze contre-
basses couchées sur le flanc ; plusieurs rangs de gradins
montent jusqu’au milieu de la toile de fond, tout en haut,
trois timbales au ventre de cuivre reflètent les lumières
et jettent des étincelles gaies dans tout ce grand espace
encombré mais solitaire.
Peu à peu la salle se remplit, les portes claquent, les
ouvreuses déposent les petits bancs. Sur les rebords des
galeries supérieures surgissent des tètes appuyées sur des
bras, les coudes en dehors. Le vrai public celui-là, venu
de bonne heure pour ne pas perdre une note, public d’é-
tudiants principalement, de commerçants mélomanes, de
jeunes artistes peu fortunés mais d’autant plus enthou-
siastes, rêvant d’entendre un jour leurs œuvres futures et se
M . R E M Y, VIOLON SOLO.
(Concert Colonne.) — Dessin de MantelclrGoguct.
grisant d’avance des applaudissements à venir; quelques
dames, modestes professeurs de piano, venues par amour
de l’art ou pour être au courant du mouvement musical.
Quelquefois un auteur se risque jusqu’au sommet du
théâtre pour assister incognito à l’exécution de son œuvre.
L’acoustique y est du reste excellente, mais la chaleur
trop forte. Les loges louées à des abonnés restent inoc-
cupées bien plus longtemps et ne sont guère au complet
qu’au milieu du concert ; elles se vident du reste avant le
dernier morceau, appelé pour cette raison: morceau des
paletots. Les dames y sont en majorité, étant en général
plus amateurs de musique que leurs maris, hommes du
monde. Les arts d’agrément font partie de l’éducation des
jeunes filles, toutes jouent du piano, travaillent le chant,
ou prennent des leçons d’accompagnement ;• de là un goût
plus prononcé pour la musique sérieuse chez Madame,
tandis que Monsieur préfère le couplet chanté par la
divette en vogue.
A deux heures et quelques minutes, le premier musi-
cien, tout vêtu de noir, fait son apparition sur la scène. Il
est reçu par un ah ! de satisfaction poussé par le public
d’en haut. Un second habit noir succède au premier, puis
un troisième, puis un quatrième, enfin tout le flot de mu-
siciens sort par le portant de gauche, se répand comme
une tache d’encre sur la scène, escalade les gradins, et
5q
bientôt tout l'espace, vide auparavant et d'une couleur
uniforme de bois blanc, s'anime et forme une masse noire
grouillante au milieu de laquelle reluisent les cuivres des
instruments à vent, les taches brunes des violoncelles et
des contrebasses, les crins blancs des archets.
Tout ce monde prélude, souffle ; le timbalier tourne ses
clefs et tend ses peaux en leur donnant des petits coups
discrets ; le hautboïste essaye son anche qui jette un petit
cri plaintif; le corniste réchauffe son cor en soufflant
dedans ; le trombone égoutte sa coulisse ; la petite flûte
jette une roulade aiguë, et les quintes du violon s’accor-
dant, dominent le tout.
Enfin, le chef paraît ; Colonne monte sur sa petite
estrade aux applaudissements du public ; d’un vigoureux
coup de baguette il impose silence à tout son monde. Le
bâton levé, il attend quelques secondes que tout bruit ait
cessé, le silence est complet, les musiciens, l’archet à la
corde, attendent le signal de l’attaque ; plus de toux dans
la salle, plus de mouchoirs.le concert commence!
' s'-
M. Colonne.
Dessin de Mantelet-Gognet.
VIII
Quittons cette salle brillamment éclairée, rendez-vous
des élégances et des illustrations mondaines et artistiques,
arrachons-nous au plaisir de déguster des chefs-d’œuvre
exécutés par un immense et admirable orchestre ; trans-
portons-nous, non seulement loin de là, mais à une autre
époque, à Bordeaux, en l’année t852.
Il existait alors sous les Quinconces le théâtre des
Funambules. On y jouait le drame, le vaudeville, des
pièces à couplets. Ce théâtre était des plus modestes, le
prix des places variant entre trois et six sous.
Au pupitre du chef d’orchestre était installé un tout
jeune homme, un enfant de quatorze ans, remarquable par
sa physionomie fine et intelligente, son nez droit et fin, et
surtout de longs cheveux blonds, tombant en grosses
boucles sur son col.
11 dirigeait un orchestre bien facile amener, car l’or-
chestre entier se composait de son propre violon, avec
lequel il avait, soit à indiquer au chanteur le ton du mor-
ceau, soit à faire entendre un trémolo bien senti à
l’apparition du traître, soit à jouer une phrase mélanco-
lique en la mineur pendant le sommeil de la jeune pre-
mière persécutée. Quelquefois le jeune violoniste s’élevait
sommet d’une vague pour retomber ensuite dans l’oubli,
dans la misère .J
La scène, encore vide, est fermée par un décor de salon
très riche quoique fané ; de grands candélabres en bois
doré, à lampes incandescentes, envoient un flot de lumière
sur l’armée de pupitres, de chaises, sur les douze contre-
basses couchées sur le flanc ; plusieurs rangs de gradins
montent jusqu’au milieu de la toile de fond, tout en haut,
trois timbales au ventre de cuivre reflètent les lumières
et jettent des étincelles gaies dans tout ce grand espace
encombré mais solitaire.
Peu à peu la salle se remplit, les portes claquent, les
ouvreuses déposent les petits bancs. Sur les rebords des
galeries supérieures surgissent des tètes appuyées sur des
bras, les coudes en dehors. Le vrai public celui-là, venu
de bonne heure pour ne pas perdre une note, public d’é-
tudiants principalement, de commerçants mélomanes, de
jeunes artistes peu fortunés mais d’autant plus enthou-
siastes, rêvant d’entendre un jour leurs œuvres futures et se
M . R E M Y, VIOLON SOLO.
(Concert Colonne.) — Dessin de MantelclrGoguct.
grisant d’avance des applaudissements à venir; quelques
dames, modestes professeurs de piano, venues par amour
de l’art ou pour être au courant du mouvement musical.
Quelquefois un auteur se risque jusqu’au sommet du
théâtre pour assister incognito à l’exécution de son œuvre.
L’acoustique y est du reste excellente, mais la chaleur
trop forte. Les loges louées à des abonnés restent inoc-
cupées bien plus longtemps et ne sont guère au complet
qu’au milieu du concert ; elles se vident du reste avant le
dernier morceau, appelé pour cette raison: morceau des
paletots. Les dames y sont en majorité, étant en général
plus amateurs de musique que leurs maris, hommes du
monde. Les arts d’agrément font partie de l’éducation des
jeunes filles, toutes jouent du piano, travaillent le chant,
ou prennent des leçons d’accompagnement ;• de là un goût
plus prononcé pour la musique sérieuse chez Madame,
tandis que Monsieur préfère le couplet chanté par la
divette en vogue.
A deux heures et quelques minutes, le premier musi-
cien, tout vêtu de noir, fait son apparition sur la scène. Il
est reçu par un ah ! de satisfaction poussé par le public
d’en haut. Un second habit noir succède au premier, puis
un troisième, puis un quatrième, enfin tout le flot de mu-
siciens sort par le portant de gauche, se répand comme
une tache d’encre sur la scène, escalade les gradins, et
5q
bientôt tout l'espace, vide auparavant et d'une couleur
uniforme de bois blanc, s'anime et forme une masse noire
grouillante au milieu de laquelle reluisent les cuivres des
instruments à vent, les taches brunes des violoncelles et
des contrebasses, les crins blancs des archets.
Tout ce monde prélude, souffle ; le timbalier tourne ses
clefs et tend ses peaux en leur donnant des petits coups
discrets ; le hautboïste essaye son anche qui jette un petit
cri plaintif; le corniste réchauffe son cor en soufflant
dedans ; le trombone égoutte sa coulisse ; la petite flûte
jette une roulade aiguë, et les quintes du violon s’accor-
dant, dominent le tout.
Enfin, le chef paraît ; Colonne monte sur sa petite
estrade aux applaudissements du public ; d’un vigoureux
coup de baguette il impose silence à tout son monde. Le
bâton levé, il attend quelques secondes que tout bruit ait
cessé, le silence est complet, les musiciens, l’archet à la
corde, attendent le signal de l’attaque ; plus de toux dans
la salle, plus de mouchoirs.le concert commence!
' s'-
M. Colonne.
Dessin de Mantelet-Gognet.
VIII
Quittons cette salle brillamment éclairée, rendez-vous
des élégances et des illustrations mondaines et artistiques,
arrachons-nous au plaisir de déguster des chefs-d’œuvre
exécutés par un immense et admirable orchestre ; trans-
portons-nous, non seulement loin de là, mais à une autre
époque, à Bordeaux, en l’année t852.
Il existait alors sous les Quinconces le théâtre des
Funambules. On y jouait le drame, le vaudeville, des
pièces à couplets. Ce théâtre était des plus modestes, le
prix des places variant entre trois et six sous.
Au pupitre du chef d’orchestre était installé un tout
jeune homme, un enfant de quatorze ans, remarquable par
sa physionomie fine et intelligente, son nez droit et fin, et
surtout de longs cheveux blonds, tombant en grosses
boucles sur son col.
11 dirigeait un orchestre bien facile amener, car l’or-
chestre entier se composait de son propre violon, avec
lequel il avait, soit à indiquer au chanteur le ton du mor-
ceau, soit à faire entendre un trémolo bien senti à
l’apparition du traître, soit à jouer une phrase mélanco-
lique en la mineur pendant le sommeil de la jeune pre-
mière persécutée. Quelquefois le jeune violoniste s’élevait