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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 15.1889 (Teil 2)

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Gauthiez, Pierre: Exposition universelle de 1889: la danse - les théatres
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https://doi.org/10.11588/diglit.25868#0114

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98

L’ART.

Cette femme est, d’ailleurs, plus vive et moins maniérée
que les autres ; elle courbe gracieusement les lames des
sabres sur sa poitrine. Mais où est la vraie danse du sabre,
ce combat rythmique où le sang peut couler, cette lutte
entre deux acteurs vraiment armés et animés pour une
femme qu’ils convoitent et qui ondule devant eux ? Ces
spectacles n’ont pas été transportés devant nous. Les vrais
Aïssaouas non plus ne sont point ici. Les contorsions des
mendiants que l’on nous montre en grande pompe sont
bien les mêmes : ils mangent d’authentiques cloportes que
l’on passe dans un tamis sous les yeux des spectateurs ; ils
se grillent un peu la chair, se tailladent légèrement. Mais
■ce n’est qu’un piètre simulacre des sauvages hystériés qui
font, là-bas, d’un forcené emporté dans un réel délire un
morceau de chair saignante, hurlante et bondissante au
milieu d’autres fanatiques sanglants aussi, vociférant et
trépignant à l’envi.

Cependant, la femme kabyle pivote sur une de ses
jambes à demi repliée sous le corps tendu. Les sabres, pla-
cés sur l’épaule, tournent avec un profil d’ailes. Elle en
place un entre ses dents. Elle paraît s’oublier un peu dans
la vitesse de sa danse. Et son tournoiement devient fou.
Nous avons, pour la première fois, cette impression d’un
animal fébrile, qui est un des charmes de la danse orien-
tale. Les autres acteurs glapissent avec une ardeur redou-
blée, imitant le sifflet d’un train qui entrerait en gare.

Et l’on passe au Concert tunisien. Celui-ci est à ciel
ouvert. Il est maigre et pauvre. L’orchestre, c’est quelques
tambourins crevés, un biniou, que manoeuvre un jeune
gars aux longs yeux tristes, et un prodigieux piano tapoté
par un affreux bonhomme.

Une vieille aux airs masculins danse en frappant entre
ses doigts des castagnettes de métal. Elle a gardé, sous la
laideur de sa face et la lourdeur de son buste flasque, la
grâce des hanches et la souplesse des reins. Elle est femme
jusqu’à la taille. Ensuite, le monstre commence. Ces dan-
seuses portent les pieds infléchis en dedans, comme les
Javanaises. Certains acteurs ont un costume très misérable
•et qui ressemble aux oripeaux dont on affuble les singes
qui sont trimballés sur les orgues de Barbarie. Un danseur
a l’élégance spéciale aux marchands de dattes et ses chaus-
settes sont immondes. La musique rappelle sensiblement
les mélodies qui accompagnaient, cet hiver, dans le caba-
ret le plus littéraire de Montmartre, les épopées d’ombres
chinoises.

Il paraît pourtant qu’il se cache un attrait dans les
mouvements de ces créatures. Un vieux monsieur, auprès
•de nous, semble très vivement charmé par les oscillations
■auxquelles se livre une deuxième danseuse dans ce qu’on
pourrait appeler le Pas des foulards sales. La moitié des
mains est teinte de henné. Les jambes massives s’agitent
-sans mesure. Et les tambourins font, pour exciter la vitesse
de l’artiste, un bruit pareil au tintement de la grêle sur un
vitrage. Enfin, un danseur clôt la fête en s’exerçant à évo-
luer, sans laisser choir, une carafe posée sur son fez.

Est-ce indulgence naturelle à des oreilles martyrisées
par les clameurs et les musiques de ces caboulots bigar-
rés? Est-ce plutôt un souvenir des nuits passées en Italie,
-à Venise, ou sur quelque plage, tandis que les gondoliers
chantaient et que la ville entière ou le village, sous la
lune, semblait tout rempli de chansons ? Il est certain que
l’agréable son des voix italiennes et des mandolines qui
nous appelle au Café annamite est écouté avec faveur. Ce
n’est pourtant pas grand miracle, et il n’y a là que deux
fillettes du Piémont, à l’accent guttural, coiffées de fou-
lards rouges et bleus. Les horribles chanteurs et les musi-
ciens ordinaires de ces établissements les encadrent de
leurs faces bleuâtres et de leurs têtes pommadées et sor-

dides. Mais elles chantent juste, enfin! Leurs yeux larges
sont animés par la cadence qui s’emporte ; elles frappent
les tambourins avec grâce et désinvolture. Une Estudian-
tins madrilène leur succède, avec les guitares et le petit
bicorne orné de la cuillère. Inférieure à l’El Figaro du
Cirque d’hiver, mais toujours soutenue par le sentiment
musical qui fut si largement donné à toutes ces races
latines, de la Provence à l’Illyrie, de Santander à Gerona.

Faisons ici provision de mélodie. Car il nous reste à
supporter les cris sans nom, les incroyables cacophonies
du Théâtre annamite. Au dehors, on entend déjà ces
épouvantables clameurs, ces sons fêlés et discordants qui
font penser à des marmots lâchés à travers un poulailler
avec une batterie de cuisine entre leurs mains. On entre.
Les piaillements et les roulements extravagants sont plus
distincts. Voici l’orchestre : quatre ou cinq drôles occupés
à souffler, à taper, à racler; l’un d’eux tient un instrument
enfariné, comme au sortir d’un pétrin. L’autre s’interrom-
pait, la troisième fois que je l’ai vu, pour caresser avec
amour une paire de bottines qu’il étrennait évidemment.
Les interruptions, du reste, n’ont aucune importance; il
n’y a là ni règle, ni mélodie. Seulement, quand l’action
s’anime, un musicien tape avec force quelques coups sur
une grosse caisse mal tendue. De beaux parasols brodés
sont placés sur chaque côté de ia scène, au bout de
manches à balai.

Les acteurs sont en scène. L’un d’eux est grimé comme
un clown anglais, avec du charbon et de la farine. Je l’ai vu
jouer le grand rôle dans les trois pièces dont j’ai pu sup-
porter l’audition. Le premier soir, il était parfaitement
ivre ; il fallait que le souffleur, naïvement placé sur la
scène, le suivît pas à pas. Je crois que son importance
tient à l’accent spécialement enroué et faussé de sa voix ;
c’est un miaulement enragé, une abominable série de
grincements, un mélange de perroquet en gaieté et de
chatte en folie.

La première pièce, une comédie, était une suite de
monologues vociférés par ce personnage et de dialogues
entre lui et une femme assez pareille, mais plus sobre de
contorsions. Dans la seconde, la scène capitale fut un com-
bat et un orage où les éclairs étaient produits par un
moyen tout spécial : un figurant, assis par terre, tenait
une torche allumée et soufflait sur la flamme l’eau dont il
avait empli sa bouche, jusqu’à mouiller toute la scène, de
façon qu’il faisait ensemble les éclairs et l’averse. Enfin,
il nous a été donné de voir un drame, où les acteurs por-
taient des robes vraiment admirables de broderies et de
couleurs. Ils se plaisent à s’affubler de barbes postiches.
C’est pour représenter les mandarins, les personnages
influents, quelque chose qui, à leurs yeux, approcherait
de nos sénateurs ; en voici un dont la mimique représente
à merveille un vieux fonctionnaire usé, abruti par l’opium,
sourd, tremblotant ; il tient à deux mains la ceinture de
son sabre absent, et le tapotement sénile de ses doigts est
merveilleusement parodié. Il parle et, pour lui répondre,
ses subordonnés doivent encore élever la voix au-dessus
de leur diapason naturel, qui est un fausset inoui. Il fus-
tige un pauvre diable de sa main pesante et hésitante.
Sinistre caricature, en somme, et où 1 on sent ie voisinage
du Céleste Empire, royaume béni du fonctionnaire.

Il serait injuste de juger l’Annam sur cette basse-cour.
Les petits soldats annamites qui gardent l’Exposition colo-
niale ont un air crâne et sérieux. Ceux-ci ne sont point des
hommes, puisque ce sont des cabotins.

Je me hâte d’ajouter qu’il est un moyen certain d’ou-
blier fort agréablement le Théâtre annamite, c’est, en en
sortant, d’aller écouter, à deux pas, le concert delà Nouba
de nos tirailleurs algériens ; cette musique militaire, très
 
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